Ces haines-là sont les pires.

Claude aimait beaucoup Albin, et ne songeait pas au directeur.

Un jour, un matin, au moment où les porte-clefs transvasaient les prisonniers deux à deux du dortoir dans l’atelier, un guichetier appela Albin, qui était à côté de Claude et le prévint que le directeur le demandait.

– Que te veut-on? dit Claude.

– Je ne sais pas, dit Albin.

Le guichetier emmena Albin.

La matinée se passa, Albin ne revint pas à l’atelier. Quand arriva l’heure du repas, Claude pensa qu’il retrouverait Albin au préau. Albin n’était pas au préau. On rentra dans l’atelier, Albin ne reparut pas dans l’atelier. La journée s’écoula ainsi. Le soir, quand on ramena les prisonniers dans leur dortoir, Claude y chercha des yeux Albin, et ne le vit pas. Il paraît qu’il souffrait beaucoup dans ce moment-là, car il adressa la parole à un guichetier, ce qu’il ne faisait jamais.

– Est-ce qu’Albin est malade? dit-il.

– Non, répondit le guichetier.

– D’où vient donc, reprit Claude, qu’il n’a pas reparu aujourd’hui?

– Ah! dit négligemment le porte-clefs, c’est qu’on l’a changé de quartier.

Les témoins qui ont déposé de ces faits plus tard remarquèrent qu’à cette réponse du guichetier la main de Claude, qui portait une chandelle allumée, trembla légèrement. Il reprit avec calme:

– Qui a donné cet ordre-là?

Le guichetier répondit:

– M. D.

Le directeur des ateliers s’appelait M. D.

La journée du lendemain se passa comme la journée précédente, sans Albin.

Le soir, à l’heure de la clôture des travaux, le directeur, M. D., vint faire sa ronde habituelle dans l’atelier. Du plus loin que Claude le vit, il ôta son bonnet de grosse laine, il boutonna sa veste grise, triste livrée de Clairvaux, car il est de principe dans les prisons qu’une veste respectueusement boutonnée prévient favorablement les supérieurs, et il se tint debout et son bonnet à la main à l’entrée de son banc, attendant le passage du directeur. Le directeur passa.

– Monsieur! dit Claude.

Le directeur s’arrêta et se détourna à demi.

– Monsieur, reprit Claude, est-ce que c’est vrai qu’on a changé Albin de quartier?

– Oui, répondit le directeur.

– Monsieur, poursuivit Claude, j’ai besoin d’Albin pour vivre.

Il ajouta:

– Vous savez que je n’ai pas assez de quoi manger avec la ration de la maison, et qu’Albin partageait son pain avec moi.

– C’était son affaire, dit le directeur.

– Monsieur, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire remettre Albin dans le même quartier que moi?

– Impossible. Il y a décision prise.

– Par qui?

– Par moi.

– Monsieur D., reprit Claude, c’est la vie ou la mort pour moi, et cela dépend de vous.

– Je ne reviens jamais sur mes décisions.

– Monsieur, est-ce que je vous ai fait quelque chose?

– Rien.

– En ce cas, dit Claude, pourquoi me séparez-vous d’Albin?

– Parce que, dit le directeur.

Cette explication donnée, le directeur passa outre.

Claude baissa la tête et ne répliqua pas. Pauvre lion en cage à qui l’on ôtait son chien!

Nous sommes forcé de dire que le chagrin de cette séparation n’altéra en rien la voracité en quelque sorte maladive du prisonnier. Rien d’ailleurs ne parut sensiblement changé en lui. Il ne parlait d’Albin à aucun de ses camarades. Il se promenait seul dans le préau aux heures de récréation, et il avait faim. Rien de plus.

Cependant ceux qui le connaissaient bien remarquaient quelque chose de sinistre et de sombre qui s’épaississait chaque jour de plus en plus sur son visage. Du reste, il était plus doux que jamais.

Plusieurs voulurent partager leur ration avec lui, il refusa en souriant.

Tous les soirs, depuis l’explication que lui avait donnée le directeur, il faisait une espèce de chose folle qui étonnait de la part d’un homme aussi sérieux. Au moment où le directeur, ramené à heure fixe par sa tournée habituelle, passait devant le métier de Claude, Claude levait les yeux et le regardait fixement, puis il lui adressait d’un ton plein d’angoisse et de colère, qui tenait à la fois de la prière et de la menace, ces deux mots seulement: Et Albin? Le directeur faisait semblant de ne pas entendre ou s’éloignait en haussant les épaules.

Cet homme avait tort de hausser les épaules, car il était évident pour tous les spectateurs de ces scènes étranges que Claude Gueux était intérieurement déterminé à quelque chose. Toute la prison attendait avec anxiété quel serait le résultat de cette lutte entre une ténacité et une résolution.

Il a été constaté qu’une fois entre autres Claude dit au directeur:

– Écoutez, monsieur, rendez-moi mon camarade. Vous ferez bien, je vous assure. Remarquez que je vous dis cela.

Une autre fois, un dimanche, comme il se tenait dans le préau, assis sur une pierre, les coudes sur les genoux et son front dans ses mains, immobile depuis plusieurs heures dans la même attitude, le condamné Faillette s’approcha de lui, et lui cria en riant:

– Que diable fais-tu donc là, Claude?

Claude leva lentement sa tête sévère, et dit:

– Je juge quelqu’un .

Un soir enfin, le 25 octobre 1831, au moment où le directeur faisait sa ronde, Claude brisa sous son pied avec bruit un verre de montre qu’il avait trouvé le matin dans un corridor. Le directeur demanda d’où venait ce bruit.

– Ce n’est rien, dit Claude, c’est moi. Monsieur le directeur, rendez-moi mon camarade.

– Impossible, dit le maître.

– Il le faut pourtant, dit Claude d’une voix basse et ferme; et, regardant le directeur en face, il ajouta:

– Réfléchissez. Nous sommes aujourd’hui le 25 octobre. Je vous donne jusqu’au 4 novembre.

Un guichetier fit remarquer à M. D. que Claude le menaçait, et que c’était un cas de cachot.

– Non, point de cachot, dit le directeur avec un sourire dédaigneux; il faut être bon avec ces gens-là!

Le lendemain, le condamné Pernot aborda Claude, qui se promenait seul et pensif, laissant les autres prisonniers s’ébattre dans un petit carré de soleil à l’autre bout de la cour.

– Eh bien! Claude, à quoi songes-tu? tu parais triste.

– Je crains , dit Claude, qu’il n’arrive bientôt quelque malheur à ce bon M. D .

Il y a neuf jours pleins du 25 octobre au 4 novembre. Claude n’en laissa pas passer un sans avertir gravement le directeur de l’état de plus en plus douloureux où le mettait la disparition d’Albin. Le directeur, fatigué, lui infligea une fois vingt-quatre heures de cachot, parce que la prière ressemblait trop à une sommation. Voilà tout ce que Claude obtint.

Le 4 novembre arriva. Ce jour-là, Claude s’éveilla avec un visage serein qu’on ne lui avait pas encore vu depuis le jour où la décision de M. D. l’avait séparé de son ami. En se levant, il fouilla dans une espèce de caisse de bois blanc qui était au pied de son lit, et qui contenait ses quelques guenilles. Il en tira une paire de ciseaux de couturière. C’était, avec un volume dépareillé de l’Émile , la seule chose qui lui restât de la femme qu’il avait aimée, de la mère de son enfant, de son heureux petit ménage d’autrefois. Deux meubles bien inutiles pour Claude; les ciseaux ne pouvaient servir qu’à une femme, le livre qu’à un lettré. Claude ne savait ni coudre ni lire.

Au moment où il traversait le vieux cloître déshonoré et blanchi à la chaux qui sert de promenoir l’hiver, il s’approcha du condamné Ferrari, qui regardait avec attention les énormes barreaux d’une croisée. Claude tenait à la main la petite paire de ciseaux; il la montra à Ferrari en disant:

– Ce soir je couperai ces barreaux-ci avec ces ciseaux-là.

Ferrari, incrédule, se mit à rire, et Claude aussi.

Ce matin-là, il travailla avec plus d’ardeur qu’à l’ordinaire; jamais il n’avait fait si vite et si bien. Il parut attacher un certain prix à terminer dans la matinée un chapeau de paille que lui avait payé d’avance un honnête bourgeois de Troyes, M. Bressier.

Un peu avant midi, il descendit sous un prétexte à l’atelier des menuisiers, situé au rez-de-chaussée, au-dessous de l’étage où il travaillait. Claude était aimé là comme ailleurs, mais il y entrait rarement. Aussi:

– Tiens! voilà Claude!


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