– A vous entendre, on jurerait que vous avez un compte à régler avec les femmes.

– Et comment! C'est l’une d'entre elles qui m'a donné la vie, alors que je ne lui avais rien demandé.

– Vous venez de parler comme si vous étiez en plein âge ingrat.

– Faux: je suis plus que jamais en plein âge gras.

– Très drôle. Mais un homme a été aussi pour quelque chose dans votre naissance.

– Je n'aime pas les hommes non plus, vous savez.

– Mais vous détestez les femmes encore davantage. Pourquoi?

– Pour toutes les raisons que je vous ai déjà énumérées.

– Oui. Voyez-vous, j'ai du mal à croire qu'il n'y ait pas un autre motif. Votre misogynie pue le désir de vengeance.

– Vengeance? Mais de quoi? J'ai toujours été célibataire.

– Il n'y a pas que le mariage. Du reste, vous ne connaissez peut-être pas vous-même l'origine de ce désir de vengeance.

– Je vous vois venir. Non, je refuse d'être psychanalysé.

– Sans aller jusque-là, vous pourriez peut-être y réfléchir.

– Mais réfléchir à quoi, grand Dieu?

– Aux relations que vous avez eues avec les femmes.

– Quelles relations? Quelles femmes?

– Ne me dites pas que… Non!

– Quoi, non?

– Vous seriez…?

– Quoi, à la fin?

– … vierge?

– Bien sûr.

– C'est impossible.

– C'est absolument possible.

– Ni avec une femme, ni avec un homme?

– Vous trouvez que j'ai une gueule de tapette?

– Ne le prenez pas mal, il y a eu des homosexuels très brillants.

– Vous me faites rire. Vous dites ça comme vous diriez: «Il y a même eu des souteneurs honnêtes» – comme s'il y avait une contradiction entre les termes «homosexuel» et «brillant». Non, je m'insurge contre votre refus d'admettre que je puisse être vierge.

– Mettez-vous à ma place!

– Comment voulez-vous qu'un être tel que moi se mette à votre place?

– C'est… c'est impensable! Dans vos romans, vous parlez du sexe comme un spécialiste, comme un entomologiste!

– Je suis docteur es masturbation.

– La masturbation peut-elle suffire à connaître si bien la chair?

– Pourquoi faites-vous semblant de m'avoir lu?

– Écoutez, je n'ai pas besoin de vous avoir lu pour savoir que votre nom est associé au discours sexuel le plus précis, le plus expert.

– C'est marrant, ça. Je ne savais pas.

– Je suis même tombé récemment sur une thèse qui portait le titre suivant: «Le priapisme tachien à travers la syntaxe.»

– Comique. Les sujets des thèses m'ont toujours amusé et attendri: c'est mignon, ces étudiants qui, pour imiter les grands, écrivent des sottises dont les titres sont hypersophistiqués et dont les contenus sont la banalité même, comme ces restaurants prétentieux qui affublent les œufs mayonnaise d'appellations grandioses.

– Il va de soi, monsieur Tach, que si vous le désirez, je n'en parlerai pas.

– Pourquoi? Ce n'est pas intéressant?

– Au contraire, ce ne l'est que trop. Mais je ne voudrais pas trahir un pareil secret.

– Ce n'est pas un secret.

– Pourquoi ne l'avez-vous jamais dit, alors?

– Je ne vois pas à qui je l'aurais dit. Je ne vais quand même pas chez le boucher pour parler de ma virginité.

– Bien sûr, mais il ne faut pas le raconter aux journaux non plus.

– Pourquoi? La virginité est interdite par la loi?

– Voyons, cela fait partie de votre vie privée, de votre intimité.

– Et tout ce que vous m'avez demandé jusqu'à présent, espèce de faux-cul, ça ne faisait pas partie de ma vie privée? Vous ne faisiez pas tant de manières à ces moments-là. Inutile de jouer tout à coup les vierges effarouchées (c'est le cas de le dire), ça ne prend pas.

– Je ne suis pas d'accord. Il y a dans l'indiscrétion des limites à ne pas franchir. Un journaliste est fortement indiscret – c'est son métier – mais il sait jusqu'où il ne doit pas aller.

– Vous parlez de vous à la troisième personne, maintenant?

– Je parle au nom de tous les journalistes.

– Voilà bien le réflexe de caste, typique des couards. Moi, c'est en mon seul nom que je vous réponds, sans autre garantie que moi-même. Et je vous dis que je ne me plierai pas à vos critères, que c'est à moi de définir ce qui, dans ma vie privée, est secret ou ne l'est pas. Ma virginité, je m'en fous complètement: faites-en ce qu'il vous plaira.

– Monsieur Tach, je crois que vous ne vous rendez pas bien compte des dangers de cette révélation: vous vous sentiriez sali, violé…

– Dites donc, jeune homme, c'est à moi de vous poser une question: êtes-vous stupide ou masochiste?

– Pourquoi cette question?

– Parce que si vous n'êtes ni stupide ni masochiste, je ne m'explique pas votre comportement. Je vous livre un superbe scoop, je vous le donne, dans un beau geste de générosité désintéressée – et vous, au lieu de sauter sur l'occasion comme un rapace intelligent, vous vous inventez des scrupules, vous faites mille manières. Savez-vous ce que vous risquez, si vous continuez? Vous vous exposez à ce que, par exaspération, je vous confisque le scoop, non pour préserver ma sacro-sainte vie privée, mais tout simplement pour vous emmerder. Apprenez que mes élans de générosité ne durent jamais longtemps, surtout quand on m'énerve, alors, soyez prompt et prenez ce que je vous offre avant que je ne vous l'enlève. Mais vous pourriez quand même me remercier, ce n'est pas tous les jours qu'un prix Nobel vous offre sa virginité, non?

– Je vous remercie infiniment, monsieur Tach.

– Voilà. J'adore les lèche-culs dans votre genre, mon cher.

– Mais c'est vous-même qui me demandiez de…

– Et alors? Vous n'êtes pas forcé de faire tout ce que je vous demande.

– Bien. Revenons à notre sujet précédent. A la lumière de votre dernière révélation, il me semble que je peux comprendre l'origine de votre misogynie.

– Ah?

– Oui, votre désir de vengeance envers les femmes ne proviendrait-il pas de votre virginité?

– Je ne vois pas le rapport.

– Mais si: vous détestez les femmes parce que aucune n'a voulu de vous.

Le romancier éclata de rire. Ses épaules en étaient secouées.

– Excellent! Vous êtes très comique, mon vieux.

– Dois-je comprendre que vous réfutez mon explication?

– Je crois que votre explication se réfute toute seule, monsieur. Vous venez d'inventer un exemple édifiant de causalité inversée – exercice où excellent les journalistes, d'ailleurs. Mais vous, vous avez tellement inversé les données du problème que c'en est vertigineux. Ainsi, vous dites que je déteste les femmes parce que aucune n'a voulu de moi, alors que c'est moi qui n'ai voulu d'aucune d'entre elles, et pour la très simple raison que je les détestais. Double inversion: bravo, vous êtes doué.

– Vous voudriez me faire croire que vous les détestez a priori, sans raison? C'est impossible.

– Citez-moi un aliment que vous détestez.

– La raie mais…

– Pourquoi ce désir de vengeance envers cette pauvre raie?

– Je n'ai aucun désir de vengeance envers la raie. J'ai toujours trouvé cela mauvais, c'est tout.

– Eh bien voilà, nous nous comprenons. Je n'ai aucun désir de vengeance envers les femmes, mais je les ai toujours détestées, c'est tout.

– Enfin, monsieur Tach, vous ne pouvez pas comparer. Qu'est-ce que vous diriez, si je vous comparais à de la langue de veau?

– J'en serais très flatté, c'est délicieux.

– Allons, soyez sérieux.

– Je suis toujours sérieux. Et c'est bien dommage pour vous, jeune homme, parce que, si je n'étais pas si sérieux, je ne remarquerais peut-être pas que cette entrevue a été d'une longueur sans précédent, et que vous ne méritiez pas une telle générosité de ma part.

– Qu'ai-je donc fait pour ne pas la mériter?

– Vous êtes un ingrat et vous êtes de mauvaise foi.

– Je suis de mauvaise foi, moi? Et vous?

– Insolent! J'ai toujours su que ma bonne foi ne me vaudrait rien. Non seulement on ne la remarque pas, mais on l'inverse – il est vrai que vous êtes un spécialiste des inversions -, on la qualifie de mauvaise foi. Mon sacrifice n'aura servi à rien. Il m'arrive de penser que si c'était à refaire, je jouerais à fond la carte de la mauvaise foi pour connaître enfin votre confort et votre estime. Et puis, je vous regarde et vous me répugnez tellement que je me félicite de ne pas vous avoir imités, même si ça m'a condamné à la solitude. La solitude est un bienfait si elle m'éloigne de votre fange. Ma vie est moche, mais je la préfère à la vôtre. Partez, monsieur: je viens de finir ma tirade, alors, ayez le sens de la mise en scène, ayez le bon goût de partir.


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