– Allez vous faire foutre.

– Très bien.

Elle ouvrit la porte encore une fois.

– Je ne veux pas que vous partiez parce que je m'emmerde! Ça fait vingt-quatre ans que je m'emmerde!

– Nous y voilà.

– Soyez heureuse, vous pourrez raconter dans votre canard que Prétextat Tach est un pauvre vieux qui s'emmerde depuis vingt-quatre ans. Vous pourrez m'offrir en pâture à l'odieuse commisération des foules.

– Cher monsieur, je savais que vous vous emmerdiez. Vous ne m'apprenez rien.

– Vous bluffez. Comment auriez-vous pu le savoir?

– Il y a des contradictions qui ne trompent pas. J'ai écouté les enregistrements des autres journalistes en compagnie de M. Gravelin. Vous y disiez que votre secrétaire avait organisé les entrevues avec la presse contre votre gré. M. Gravelin m'a certifié le contraire: il m'a raconté combien vous vous étiez réjoui à l'idée d'être interviewé.

– Le traître!

– Il n'y a pas de quoi rougir, monsieur Tach. Quand j'ai appris ça, je vous ai trouvé sympathique.

– Je n'en ai rien à foutre, de votre sympathie.

– Vous ne voulez pourtant pas que je parte. A quel divertissement comptez-vous vous livrer avec moi?

– J'ai très envie de vous emmerder. Rien ne m'amuse autant.

– Vous m'en voyez ravie. Et vous vous imaginez que ça va me donner envie de rester?

– Un des plus grands écrivains du siècle vous fait l'honneur démesuré de vous dire qu'il a besoin de vous, et ça ne vous suffit pas?

– Vous voudriez peut-être que je pleure d'allégresse et que je baigne vos pieds de mes larmes?

– Ça me plairait assez, oui. J'aime qu'on rampe devant moi.

– En ce cas, ne me retenez plus: ce n'est pas mon genre.

– Restez: vous êtes coriace, ça m'amuse. Puisque vous ne semblez pas déterminée à me pardonner, faisons un pari, voulez-vous? Je vous parie qu'à la fin de l'interview, je vous aurai fait rendre gorge comme à vos prédécesseurs. Vous aimez les paris, non?

– Je n'aime pas les paris gratuits. Il me faut un enjeu.

– Intéressée, hein? C'est du fric que vous voulez?

– Non.

– Oh, mademoiselle est au-dessus de ces choses-là?

– Pas du tout. Mais si je voulais du fric, je me serais adressée à plus riche que vous. Et de vous, je désire autre chose.

– Pas mon pucelage, quand même?

– Il vous obsède, ce pucelage. Non, il faudrait vraiment que je sois en manque pour désirer une pareille horreur.

– Merci. Que voulez-vous, alors?

– Vous parliez de ramper. Je propose que l'enjeu soit identique pour nous deux: si je craque, c'est moi qui rampe à vos pieds, mais si vous craquez, c'est à vous de ramper à mes pieds. Moi aussi, j'aime qu'on rampe devant moi.

– Vous êtes touchante, de vous croire capable de vous mesurer à moi.

– Il me semble avoir déjà remporté une première manche tout à l'heure.

– Ma pauvre enfant, vous appelez ça une première manche? Ce n'étaient que d'adorables préliminaires.

– Au terme desquels je vous ai écrasé.

– Peut-être. Mais vous disposiez pour cette victoire d'un seul argument massue, que vous n'avez plus maintenant.

– Ah?

– Oui, votre argument était de prendre la porte. A présent vous n'en seriez plus capable, vous désirez trop l'enjeu. J'ai vu vos yeux briller à l'idée que je rampe à vos pieds. Cette perspective vous plaît trop. Vous ne partirez pas avant la fin du pari.

– Vous le regretterez peut-être.

– Peut-être. Entre-temps, je sens que je vais m'amuser. J'adore écraser les gens, désarçonner la mauvaise foi dont vous êtes tous les suppôts. Et il y a un exercice qui me fait particulièrement jouir: humilier les femelles prétentieuses, les merdeuses dans votre genre.

– Moi, mon divertissement de prédilection, c'est dégonfler les grosses baudruches satisfaites d'elles-mêmes.

– Ce que vous venez de dire est tellement typique de votre époque. Aurais-je affaire à un moulinet à slogans?

– Ne vous inquiétez pas, monsieur Tach: vous aussi, par votre hargne réactionnaire, par votre racisme ordinaire, vous êtes typique de notre époque. Vous étiez fier, n'est-ce pas, de vous croire anachronique? Vous ne l’êtes pas du tout. Historiquement, vous n'êtes même pas original: chaque génération a eu son imprécateur, son monstre sacré dont la gloire reposait uniquement sur la terreur qu'il inspirait aux âmes naïves. Est-il nécessaire de vous dire combien cette gloire-là est fragile et qu'on vous oubliera? Vous aviez raison d'affirmer que personne ne vous lit. A présent, votre grossièreté et vos injures rappellent au monde votre existence; quand vos cris se seront tus, plus personne ne se souviendra de vous puisque personne ne vous lira. Et ce sera tant mieux.

– Quel délicieux petit morceau d'éloquence, mademoiselle! Où diable avez-vous été formée? Ce mélange d'agressivité minable et d'envolées cicéroniennes, le tout nuancé (si l'on peut dire) de petites touches hégéliennes et sociolâtres: un chef-d'œuvre.

– Cher monsieur, je vous rappelle que, pari ou pas pari, je suis toujours journaliste. Tout ce que vous dites est enregistré.

– Formidable. Nous sommes en train d'enrichir la pensée occidentale de sa dialectique la plus brillante.

– Dialectique, c'est le mot qu'on emploie quand on n'en a plus aucun autre en réserve, non?

– Bien vu. C'est le joker des salons.

– Dois-je en conclure que vous n'avez déjà plus rien à me dire?

– Je n'ai jamais rien eu à vous dire, mademoiselle. Quand on s'emmerde comme je m'emmerde depuis vingt-quatre ans, on n'a rien à dire aux gens. Si on aspire cependant à leur compagnie, c'est dans l'espoir d'être diverti, sinon par leur esprit, au moins par leur bêtise. Alors, faites quelque chose, divertissez-moi.

– Je ne sais si je parviendrai à vous divertir, mais je suis certaine de parvenir à vous déranger.

– Me déranger! Ma pauvre enfant, mon estime pour vous vient de chuter en dessous de zéro. Me déranger! Enfin, vous auriez pu dire pire, vous auriez pu dire déranger tout court. De quelle époque date cet emploi intransitif du verbe déranger? De Mai 68? Ça ne m'étonnerait pas, ça pue son petit cocktail Molotov, sa petite barricade, sa petite révolution pour étudiants bien nourris, ses petits lendemains qui chantent pour fils de famille. Vouloir «déranger», c'est vouloir «remettre en question», «conscientiser» – et pas d'objet direct, s'il vous plaît, ça fait tellement plus intelligent, et puis c'est bien pratique parce que, au fond, ça permet de ne pas préciser ce qu'on serait incapable de préciser.

– Pourquoi perdez-vous votre temps à me dire ça? Je l'avais précisé, mon objet direct: j'avais dit «vous déranger».

– Ouais. Ce n'est pas beaucoup mieux. Ma pauvre enfant, vous auriez fait une parfaite assistante sociale. Le plus drôle, c'est la fierté de ces gens qui déclarent vouloir déranger: ils vous parlent avec l'autosatisfaction des messies en voie de développement. C'est qu'ils ont une mission, ma parole! Eh bien, allez-y, conscientisez-moi, dérangez-moi, qu'on se marre un peu.

– C'est extraordinaire, je vous divertis déjà.

– Je suis bon public. Continuez.

– Soit. Tout à l'heure, vous disiez que vous n'aviez rien à me dire. Ce n'est pas réciproque.

– Laissez-moi deviner. Qu'est-ce qu'une petite femelle de votre espèce pourrait trouver à me dire? Que la femme n'est pas valorisée dans mon œuvre? Que sans femme, l'homme n'atteindra jamais son épanouissement?

– Raté.

– Alors, vous voulez peut-être savoir qui fait le ménage ici?

– Pourquoi pas? Ça vous donnera l'occasion d'être intéressant, pour une fois.

– C'est ça, jouez la provocation, c'est l’arme des minables. Eh bien, apprenez qu'une dame portugaise vient chaque jeudi après-midi nettoyer mon appartement et prendre mon linge sale. Voilà au moins une femme qui a un emploi respectable.

– Dans votre idéologie, la femme est à la maison, avec un torchon et un balai, n'est-ce pas?


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