– Encore une vertu que vos professeurs oublient de vous inculquer.

– Monsieur Tach, vous non plus vous ne savez pas ce que c'est que la honte.

– Normal. Je n'ai aucune raison d'avoir honte.

– N'aviez-vous pas dit que vos livres étaient nocifs?

– Précisément: j'aurais honte de ne pas avoir nui à l'humanité.

– En l'occurrence, ce n'est pas l'humanité qui m'intéresse.

– Vous avez raison, l'humanité n'est pas intéressante.

– Les individus sont intéressants, n'est-ce pas?

– En effet, ils sont si rares.

– Parlez-moi d'un individu que vous avez connu.

– Eh bien, Céline, par exemple.

– Ah non, pas Céline.

– Comment? Il n'est pas assez intéressant pour mademoiselle?

– Parlez-moi d'un individu que vous avez connu en chair et en os, avec lequel vous avez vécu, parlé, etc.

– L'infirmière?

– Non, pas l'infirmière. Allons, vous savez où je veux en venir. Vous le savez très bien.

– Je n'en ai aucune idée, emmerdeuse.

– Je vais vous raconter une petite histoire, qui aidera peut-être votre cerveau sénile à retrouver ses souvenirs.

– C'est ça. Puisque je vais être dispensé de parler pendant quelque temps, je demande la permission de prendre des caramels. J'en ai bien besoin, avec les tourments que vous me faites endurer.

– Permission accordée.

Le romancier mit en bouche un gros caramel carré.

– Mon histoire commence par une découverte étonnante. Les journalistes sont des êtres dénués de scrupules, vous le savez. J'ai donc fouillé votre passé sans vous consulter puisque vous me l'auriez interdit. Je vous vois sourire et je sais ce que vous pensez: que vous n'avez laissé aucune trace de vous, que vous êtes le dernier représentant de votre famille, que vous n'avez jamais eu d'ami, bref, que rien ne pourrait me renseigner sur votre passé. Erreur, cher monsieur. Il faut se méfier des témoins sournois. Il faut se méfier des lieux où l'on a vécu. Ils parlent. Je vous vois rire à nouveau. Oui, le château de votre enfance a brûlé il y a soixante-cinq ans. Étrange incendie, d'ailleurs, jamais expliqué.

– Comment avez-vous entendu parler du château? demanda l'obèse d'une voix lénifiante, engluée de caramel.

– Ça, ce fut très facile. Des recherches élémentaires dans les registres, les archives – nous sommes bien placés, nous autres journalistes. Voyez-vous, monsieur Tach, je n'ai pas attendu le 10 janvier pour m'intéresser à vous. Ça fait des années que je me suis penchée sur votre cas.

– Comme vous êtes industrieuse! Vous aviez pensé: «Le vieux n'en a plus pour longtemps, soyons prête pour le jour de sa mort», n'est-ce pas?

– Cessez de parler en mâchant ce caramel, c'est dégoûtant. Je reprends mon récit. Mes recherches furent longues et hasardeuses, mais pas difficiles. J'ai fini par retrouver trace des derniers Tach connus au bataillon: on signale en 1909 le décès de Casimir et Célestine Tach, morts noyés par la marée du Mont-Saint-Michel où le jeune couple s'était rendu en voyage. Mariés depuis deux ans, ils laissaient un enfant de un an, je vous laisse deviner qui. En apprenant la mort tragique de leur fils unique, les parents de Casimir Tach meurent, de chagrin. Il ne reste plus qu'un seul Tach, le petit Prétextat. Là, il m'a été plus difficile de suivre votre parcours. J'ai eu l'idée lumineuse de chercher le nom de jeune fille de votre mère et j'ai appris que, si votre père descendait d'une obscure famille, Célestine, elle, était née marquise de Planèze de Saint-Sulpice, branche aujourd'hui éteinte, à ne pas confondre avec les comtes et comtesses de Planèze…

– Vous avez l'intention de me faire l'historique d'une famille qui n'est pas la mienne?

– Vous avez raison, je m'égare. Revenons-en aux Planèze de Saint-Sulpice: une lignée déjà fort clairsemée en 1909, mais aux quartiers de noblesse écrasants. Apprenant le décès de leur fille, le marquis et la marquise décident de prendre en charge leur petit-fils désormais orphelin, et c'est ainsi que vous vous établissez au château de Saint-Sulpice à l'âge de un an. Vous y êtes choyé non seulement par votre nourrice et vos grands-parents, mais aussi par votre oncle et votre tante, Cyprien et Cosima de Planèze, frère et belle-sœur de votre mère.

– Ces détails généalogiques sont d'un intérêt à couper le souffle.

– N'est-ce pas? Et que direz-vous de la suite?

– Comment? Ce n'est pas encore fini?

– Certainement pas. Vous n'avez pas deux ans, et je tiens à raconter votre vie jusqu'à vos dix-huit ans.

– Ça promet.

– Si vous l'aviez racontée vous-même, je n'aurais pas à le faire.

– Et si je n'avais pas envie d'en parler, hein?

– C'était donc que vous aviez quelque chose à cacher.

– Pas forcément.

– Il est trop tôt pour aborder cette question-là. Entretemps, vous êtes un bébé adoré par sa famille, malgré la mésalliance de votre mère. J'ai vu des croquis du château aujourd'hui disparu: c'était une splendeur. Quelle enfance de rêve vous avez dû avoir!

– Votre canard, c'est Point de vue Images?

– Vous avez deux ans quand votre oncle et votre tante donnent le jour à leur unique enfant, Léopoldine de Planèze de Saint-Sulpice.

– Ça vous fait baver, un nom pareil, hein? C'est pas vous qui pourriez vous appeler comme ça.

– Oui, mais moi au moins je suis en vie.

– Ça vous fait une belle jambe.

– Dois-je continuer ou voulez-vous que je vous laisse la parole? Votre mémoire doit être ressuscitée à présent.

– Poursuivez, je vous en prie, je m'amuse follement.

– Tant mieux, parce que c'est encore loin d'être fini. Ainsi donc, on vous procure la seule chose qui vous manquait: une compagnie de votre âge. Vous ne connaîtrez jamais les journées moroses des enfants uniques et sans amis; certes, vous n'irez jamais à l'école, vous n'aurez jamais de camarades de classe, mais vous avez désormais beaucoup mieux: une petite cousine adorable. Vous devenez inséparables. Dois-je vous préciser le document qui m'a fourni ce genre de détail?

– Votre imagination, je suppose.

– Partiellement. Mais l'imagination a besoin de combustible, monsieur Tach, et ce combustible, c'est à vous que je le dois.

– Cessez de vous interrompre continuellement, et racontez-moi mon enfance, j'en ai les larmes aux yeux.

– Raillez, cher monsieur. Il y aurait de quoi avoir les larmes aux yeux. Vous avez eu une enfance bien trop belle. Vous aviez tout ce que l’on peut rêver, et plus encore: un château, un vaste domaine avec des lacs et des forêts, des chevaux, une formidable aisance matérielle, une famille adoptive qui vous choyait, un précepteur peu autoritaire et souvent malade, des domestiques aimants, et surtout vous aviez Léopoldine.

– Dites-moi la vérité: vous n'êtes pas journaliste. Vous cherchez de la documentation pour écrire un roman à l'eau de rose.

– A l'eau de rose? C'est ce que nous verrons. Je reprends mon récit. Bien sûr, en 14, il y a la guerre, mais les enfants s'accommodent des guerres, surtout les gosses de riches. Du fond de votre paradis, ce conflit vous paraît dérisoire et n'entrave nullement le cours long et lent de votre bonheur.

– Ma chère, vous êtes une conteuse hors pair.

– Moins que vous.

– Poursuivez.

– Les années s'écoulent à peine. L'enfance est une aventure si peu rapide. Qu'est-ce qu'un an pour un adulte? Pour un gosse, un an est un siècle, et pour vous, ces siècles étaient d'or et d'argent. Les avocats invoquent une enfance malheureuse comme circonstance atténuante. En sondant votre passé, je me suis rendu compte qu'une enfance trop heureuse pouvait elle aussi servir de circonstance atténuante.

– Pourquoi cherchez-vous à me faire bénéficier de circonstances atténuantes? Je n'en ai aucun besoin.

– Nous verrons. Léopoldine et vous n'êtes jamais séparés. Vous ne pourriez vivre l'un sans l'autre.

– Cousin-cousine, c'est vieux comme le monde.


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