– Vous ne parlez pas sérieusement.
– C'est le comble. Citez-moi un seul individu, non pas meilleur que moi (ce serait impossible), mais aussi gentil que moi.
– Eh bien… le premier venu.
– Le premier venu? Donc vous, si je comprends bien? Farceur.
– Moi ou n'importe qui.
– Ne parlez pas de n'importe qui, vous ne le connaissez pas. Parlez-moi de vous. Au nom de quoi osez-vous vous prétendre aussi gentil que moi?
– Au nom des évidences les plus flagrantes.
– Ouais. C'est bien ce que je pensais, vous n'avez aucun argument.
– Enfin, monsieur Tach, cessez de délirer, voulez-vous? J'ai écouté les deux interviews des journalistes précédents. Quand bien même je ne connaîtrais de vous que ces échantillons, je saurais déjà à quoi m'en tenir sur votre compte. Pouvez-vous nier que vous avez martyrisé ces deux malheureux?
– Quelle mauvaise foi! Ce sont eux qui m'ont martyrisé.
– Pour le cas où vous l'ignoreriez, l'un et l'autre sont malades comme des chiens depuis qu'ils ont eu affaire à vous.
– Post hoc, ergo propter hoc, n'est-ce pas? Vous établissez des liens de causalité tout à fait farfelus, jeune homme. Le premier est tombé malade pour avoir bu trop de porto flip. Vous n'allez pas dire que c'est moi qui les lui ai fait avaler, j'espère? Le deuxième m'a tanné, à mon corps défendant, pour que je lui raconte mon alimentation. S'il n'a pas été capable d'en supporter l'exposé, ce n'est pas ma faute, non? J'ajouterai que ces deux individus se sont montrés arrogants envers moi. Oh, je l'ai supporté avec la douceur de l'agneau sur l'autel du sacrificateur. Mais eux ont dû en pâtir. Voyez-vous, on en revient toujours aux Évangiles: le Christ l'avait bien dit, que les méchants et les haineux nuisent en premier chef à eux-mêmes. D'où les tourments qu'endurent vos collègues.
– Monsieur Tach, puis-je vous prier de répondre en toute sincérité à cette question: me prenez-vous pour un imbécile?
– Naturellement.
– Merci pour votre sincérité.
– Ne me remerciez pas, je suis incapable de mentir. D'ailleurs, je ne comprends pas pourquoi vous me posez une question dont vous connaissez déjà la réponse: vous êtes jeune, et je ne vous ai pas caché ce que je pensais des jeunes.
– À ce propos, ne trouvez-vous pas que vous manquez un peu de nuances? On ne peut pas mettre tous les jeunes dans le même sac.
– Je vous l'accorde. Certains jeunes ne sont ni beaux, ni lestes. Vous, par exemple, je ne sais pas si vous êtes leste, mais vous n'êtes pas beau.
– Je vous remercie. Et la méchanceté et la stupidité, aucun jeune n'y échappe?
– Je n'ai connu qu'une seule exception: moi.
– Comment étiez-vous, à vingt ans?
– Comme maintenant. J'étais encore capable de marcher. Sinon, je ne vois pas en quoi j'ai changé. J'étais déjà imberbe, obèse, mystique, génial, trop gentil, laid, suprêmement intelligent, solitaire, j'aimais déjà manger et fumer.
– En somme, vous n'avez pas eu de jeunesse?
– J'adore vous entendre parler, on jurerait un répertoire de lieux communs. J'accepte de dire: «Oui, je n'ai pas eu de jeunesse», à la condition expresse suivante: précisez bien, dans votre article, que l'expression est de vous. Sans quoi les gens s'imagineront que Prétextat Tach utilise une terminologie de romans de gare.
– Je n'y manquerai pas. A présent, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, expliquez-moi en quoi vous vous trouvez bon, exemples à l'appui, si possible.
– J'adore le «si possible». Vous n'y croyez pas, hein, à ma bonté?
– Croire n'est pas le verbe qui convient. Disons plutôt concevoir.
– Voyez-vous ça. Eh bien, jeune homme, concevez donc ce que fut ma vie: un sacrifice de quatre-vingt-trois ans. Qu'est-ce que le sacrifice du Christ, en comparaison? Ma passion à moi a duré cinquante années de plus. Et il va m'arriver sous peu une apothéose infiniment plus remarquable, plus longue, plus élitiste et peut-être même plus douloureuse: une agonie qui laissera sur ma chair les glorieux stigmates du syndrome d'Elzenveiverplatz. Nôtre Seigneur m'inspire les meilleurs sentiments, mais avec toute sa bonne volonté, Il n'aurait pas pu mourir du cancer des cartilages.
– Et alors?
– Comment ça, et alors? Crever d'une crucifixion, banale comme la pluie à l'époque, ou d'un syndrome rarissime, vous trouvez que ça revient au même?
– Mourir, c'est toujours mourir.
– Mon Dieu! Vous rendez-vous compte de l'ineptie que votre magnétophone vient d'enregistrer? Et vos collègues qui vont entendre ça! Mon pauvre ami, je n'aimerais pas être à votre place. «Mourir, c'est toujours mourir»! Je suis si gentil que je vous autorise à effacer ça.
– Pas question, monsieur Tach: c'est bel et bien mon opinion.
– Savez-vous que je commence à vous trouver fascinant? Un tel manque de discernement est extraordinaire. Vous devriez être muté à la section «Chiens écrasés», apprendre le langage canin et demander aux pauvres bêtes agonisantes si elles n'auraient pas préféré mourir d'une maladie exceptionnelle.
– Monsieur Tach, vous arrive-t-il d'adresser à autrui autre chose que des injures?
– Je n'injurie jamais, monsieur, je diagnostique. Au fait, je suppose que vous n'avez jamais rien lu de moi?
– Erreur.
– Comment! Ce n'est pas possible. Vous n'avez vraiment pas l'allure ni la contenance du lecteur tachien. C'est un mensonge.
– C'est la pure vérité. Je n'ai lu qu'un seul de vos romans mais je l'ai lu à fond, je l'ai relu et il m'a marqué.
– Vous devez confondre avec un autre.
– Comment pourrait-on confondre un livre tel que Viols gratuits entre deux guerres avec un autre? Croyez-moi, c'est une lecture qui m'a profondément ébranlé.
– Ébranlé? Ébranlé! Comme si j'écrivais pour ébranler les gens! Si vous n'aviez pas lu ce livre en diagonale, monsieur, comme vous l'avez probablement fait, si donc vous l'aviez lu comme il fallait le lire, avec vos tripes, pour autant que vous en ayez, vous auriez dégueulé.
– Il y a en effet dans votre œuvre une esthétique du vomissement…
– Une esthétique du vomissement! Vous allez me faire pleurer!
– Enfin, pour en revenir à ce que nous disions plus tôt, j'affirme ne jamais avoir lu œuvre plus boursouflée de méchanceté.
– Précisément. Vous vouliez des preuves de ma bonté: en voici une, flagrante. Céline l'avait compris, qui disait dans ses préfaces avoir écrit ses bouquins les plus empoisonnés par gentillesse désintéressée, par irrépressible tendresse envers ses détracteurs. Là est le véritable amour.
– C'est un peu gros, non?
– Céline, un peu gros? Vous avez intérêt à effacer ça.
– Mais enfin, cette scène insoutenablement méchante avec la femme sourde et muette, on sent que vous l'avez écrite dans la jubilation.
– Certes. Vous n'imaginez pas le plaisir qu'il y a à apporter de l'eau au moulin de ses détracteurs.
– Ah! En ce cas, ce n'est pas de la gentillesse, monsieur Tach, c'est un obscur mélange de masochisme et de paranoïa.
– Ta, ta, ta! Cessez d'employer des mots dont vous ignorez le sens. De la pure bonté, jeune homme! A votre avis, quels sont les livres qui ont été écrits par pure bonté? La Case de l'oncle Tom? Les Misérables? Bien sûr que non. Ces livres-là, on les écrit pour être accueilli dans les salons. Non, croyez-moi, rarissimes sont les bouquins écrits par pure bonté. Ces œuvres-là, on les crée dans l'abjection et la solitude, en sachant bien qu'après les avoir jetées à la face du monde, on sera encore plus seul et plus abject. C'est normal, la principale caractéristique de la gentillesse désintéressée est d'être méconnaissable, inconnaissable, invisible, insoupçonnable – car un bienfait qui dit son nom n'est jamais désintéressé. Vous voyez bien que je suis bon.
– Il y a un paradoxe dans ce que vous venez de dire. Vous m'expliquez que la vraie gentillesse se cache, et puis vous clamez à tue-tête que vous êtes bon.