L’hôte marchait le premier, une vieille hallebarde à la main; trois marmitons, armés de broches et de bâtons, le suivaient de près; un voisin, avec une arquebuse rouillée, formait l’arrière-garde. De part et d’autre on ne s’attendait pas à se rencontrer si tôt. Cinq ou six marches seulement séparaient les deux partis ennemis.

Mergy laissa tomber sa valise et saisit un de ses pistolets. Ce mouvement hostile fit voir à maître Eustache et à ses acolytes combien leur ordre de bataille était vicieux. Ainsi que les Perses à la bataille de Salamine, ils avaient négligé de choisir une position où leur nombre pût se déployer avec avantage. Le seul de leur troupe qui portât une arme à feu ne pouvait s’en servir sans blesser ses compagnons qui le précédaient; tandis que les pistolets du huguenot, enfilant toute la longueur de l’escalier, semblaient devoir les renverser tous du même coup. Le petit claquement que fit le chien du pistolet quand Mergy l’arma retentit à leurs oreilles, et leur parut presque aussi effrayant qu’aurait été l’explosion même de l’arme. D’un mouvement spontané la colonne ennemie fit volte-face et courut chercher dans la cuisine un champ de bataille plus vaste et plus avantageux. Dans le désordre inséparable d’une retraite précipitée, l’hôte, voulant tourner sa hallebarde, l’embarrassa dans ses jambes et tomba. En ennemi généreux, dédaignant de faire usage de ses armes, Mergy se contenta de lancer sur les fugitifs sa valise, qui, tombant sur eux comme un quartier de roc, et accélérant son mouvement à chaque marche, acheva la déroute. L’escalier demeura vide d’ennemis, et la hallebarde rompue restait pour trophée.

Mergy descendit rapidement dans la cuisine, où déjà l’ennemi s’était reformé sur une seule ligne. Le porteur d’arquebuse avait son arme haute et soufflait sa mèche allumée. L’hôte, tout couvert de sang, car son nez avait été violemment meurtri dans sa chute, se tenait derrière ses amis, tel que Ménélas blessé derrière les rangs des Grecs. Au lieu de Machaon ou de Podalire, sa femme, les cheveux en désordre et sa coiffe dénouée, lui essuyait la figure avec une serviette sale.

Mergy prit son parti sans balancer. Il marcha droit à celui qui tenait l’arquebuse et lui présenta la bouche de son pistolet à la poitrine.

– Jette la mèche ou tu es mort! s’écria-t-il.

La mèche tomba à terre, et Mergy, appuyant sa botte sur le bout de corde enflammé, l’éteignit. Aussitôt tous les confédérés mirent bas les armes en même temps.

– Pour vous, dit Mergy en s’adressant à l’hôte, la petite correction que vous avez reçue de moi vous apprendra sans doute à traiter les étrangers avec plus de politesse: si je voulais, je vous ferais retirer votre enseigne par le bailli [19] du lieu; mais je ne suis pas méchant. Voyons, combien vous dois-je pour mon écot?

Maître Eustache, remarquant qu’il avait désarmé son redoutable pistolet, et qu’en parlant il le remettait à sa ceinture, reprit un peu de courage, et, tout en s’essuyant, il murmura tristement:

– Briser les plats, battre les gens, casser le nez aux bons chrétiens… faire un vacarme d’enfer… je ne sais comment, après cela, on peut dédommager un honnête homme.

– Voyons, reprit Mergy en souriant. Votre nez cassé, je vous le payerai ce qu’il vaut selon moi. Pour vos plats brisés, adressez-vous aux reîtres, c’est leur affaire. Reste à savoir ce que je vous dois pour mon souper d’hier.

L’hôte regardait sa femme, ses marmitons et son voisin, comme s’il eut voulu leur demander à la fois conseil et protection.

– Les reîtres, les reîtres! dit-il… voir de leur argent, ce n’est pas chose aisée; leur capitaine m’a donné trois livres, et le cornette un coup de pied.

Mergy prit un des écus d’or qui lui restaient.

– Allons, dit-il, séparons-nous bons amis.

Et il le jeta à maître Eustache, qui, au lieu de tendre la main, le laissa dédaigneusement tomber sur le plancher.

– Un écu! s’écria-t-il, un écu pour cent bouteilles cassées; un écu pour ruiner une maison; un écu pour battre les gens!

– Un écu, rien qu’un écu! reprit la femme sur un ton aussi lamentable. Il vient ici des gentilshommes catholiques qui parfois font un peu de tapage, mais au moins ils savent le prix des choses.

Si Mergy avait été plus en fonds, il aurait sans doute soutenu la réputation de libéralité de son parti.

– À la bonne heure, répondit-il sèchement, mais ces gentilshommes catholiques n’ont pas été volés. Décidez-vous, ajouta-t-il; prenez cet écu, ou vous n’aurez rien.

Et il fit un pas comme pour le reprendre. L’hôtesse le ramassa sur-le-champ.

– Allons! qu’on m’amène mon cheval; et toi, quitte cette broche et porte ma valise.

– Votre cheval, mon gentilhomme! dit l’un des valets de maître Eustache en faisant une grimace.

L’hôte, malgré son chagrin, releva la tête, et ses yeux brillèrent un instant d’une expression de joie maligne.

– Je vais vous l’amener moi-même, mon bon seigneur; je vais vous amener votre bon cheval.

Et il sortit, tenant toujours la serviette devant son nez. Mergy le suivit.

Quelle fut sa surprise quand, au lieu du beau cheval alezan qui l’avait amené, il vit un petit cheval pie, vieux, couronné, et défiguré encore par une large cicatrice à la tête! Au lieu de sa selle de fin velours de Flandre, il voyait une selle de cuir garnie de fer, telle enfin qu’en avaient les soldats.

– Que signifie ceci? où est mon cheval?

– Que votre seigneurie prenne la peine d’aller le demander à messieurs les reîtres protestants, répondit l’hôte avec une feinte humilité; ces dignes étrangers l’ont emmené avec eux: il faut qu’ils se soient trompés à cause de la ressemblance.

– Beau cheval! dit un des marmitons; je parierais qu’il n’a pas plus de vingt ans.

– On ne pourra nier que ce soit un cheval de bataille, dit un autre: voyez quel coup de sabre il a reçu sur le front.

– Quelle superbe robe! ajouta un autre; c’est comme la robe d’un ministre, noir et blanc.

Mergy entra dans l’écurie, qu’il trouva vide.

– Et pourquoi avez-vous souffert qu’on emmenât mon cheval? s’écria-t-il avec fureur.

– Dame! mon gentilhomme, dit celui des valets qui avait soin de l’écurie, c’est le trompette qui l’a emmené, et il m’a dit que c’était un troc arrangé entre vous deux.

La colère suffoquait Mergy, et, dans son malheur, il ne savait à qui s’en prendre.

– J’irai trouver le capitaine, murmurait-il entre ses dents, et il me fera justice du coquin qui m’a volé.

– Certainement, dit l’hôte, votre seigneurie fera bien; car ce capitaine… comment s’appelait-il?… il avait toujours la mine d’un bien honnête homme.

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[19] Représentant du roi ou d’un seigneur, dans une circonscription où il exerce par délégation un pouvoir administratif et militaire, et surtout des attributions judiciaires, soit en première instance, soit comme juge d’appel des prévôts ou des hauts-justiciers.


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