– Nous faisons un gouvernement d'honnêtes gens que nous sommes, dit Brigard, et pourvu que nous réussissions dans notre petit commerce, que nous ayons le pain assuré pour nos enfants et nos femmes, nous ne désirons rien de plus. Un peu d'ambition peut-être fera désirer à quelques-uns d'entre nous d'être dizainiers, ou quarteniers, ou commandants d'une compagnie de milice; eh bien! monsieur le duc, nous le serons, mais voilà tout; vous voyez que nous ne sommes point exigeants.
– Monsieur Brigard, vous parlez d'or, dit le duc; oui, vous êtes honnêtes, je le sais bien, et vous ne souffrirez dans vos rangs aucun mélange.
– Oh! non, non! s'écrièrent plusieurs voix; pas de lie avec le bon vin.
– À merveille! dit le duc, voilà parler. Maintenant, voyons: ça, monsieur le lieutenant de la prévôté, y a-t-il beaucoup de fainéants et de mauvais peuple dans l'Île-de-France?
Nicolas Poulain, qui ne s'était pas mis une seule fois en avant, s'avança comme malgré lui.
– Oui, certes, monseigneur, dit-il, il n'y en a que trop.
– Pouvez-vous nous donner à peu près le chiffre de cette populace?
– Oui, à peu près.
– Estimez donc, maître Poulain.
Poulain se mit à compter sur ses doigts.
– Voleurs, trois à quatre mille;
Oisifs et mendiants, deux mille à deux mille cinq cents;
Larrons d'occasion, quinze cents à deux mille;
Assassins, quatre à cinq cents.
– Bon! voilà, au bas chiffre, six mille ou six mille cinq cents gredins de sac et de corde. À quelle religion appartiennent ces gens-là?
– Plaît-il, monseigneur? interrogea Poulain.
– Je demande s'ils sont catholiques ou huguenots.
Poulain se mit à rire.
– Ils sont de toutes les religions, monseigneur, dit-il, ou plutôt d'une seule: leur Dieu est l'or, et le sang est leur prophète.
– Bien, voilà pour la religion religieuse, si l'on peut dire cela; et maintenant, en religion politique, qu'en dirons-nous? Sont-ils valois, ligueurs, politiques zélés, ou navarrais?
– Ils sont bandits et pillards.
– Monseigneur, ne supposez pas, dit Crucé, que nous irons jamais prendre ces gens pour alliés.
– Non, certes, je ne le suppose pas, monsieur Crucé, et c'est bien ce qui me contrarie.
– Et pourquoi cela vous contrarie-t-il, monseigneur? demandèrent avec surprise quelques membres de la députation.
– Ah! c'est que, comprenez bien, messieurs, ces gens-là qui n'ont pas d'opinion, et qui par conséquent ne fraternisent pas avec vous, voyant qu'il n'y a plus à Paris de magistrats, plus de force publique, plus de royauté, plus rien enfin de ce qui les contient encore, se mettront à piller vos boutiques pendant que vous ferez la guerre, et vos maisons pendant que vous occuperez le Louvre: tantôt ils se mettront avec les Suisses contre vous, tantôt avec vous contre les Suisses, de façon qu'ils seront toujours les plus forts.
– Diable, firent les députés en se regardant entre eux.
– Je crois que c'est assez grave pour qu'on y pense, n'est-ce pas, messieurs? dit le duc. Quant à moi, je m'en occupe fort, et je chercherai un moyen de parer à cet inconvénient, car votre intérêt avant le nôtre, c'est la devise de mon frère et la mienne.
Les députés firent entendre un murmure d'approbation.
– Messieurs, maintenant permettez à un homme qui a fait vingt-quatre lieues à cheval dans sa nuit et dans sa journée, d'aller dormir quelques heures; il n'y a pas péril dans la demeure, quant à présent du moins, tandis que si vous agissez il y en aurait: ce n'est point votre avis peut-être?
– Oh! si fait, monsieur le duc, dit Brigard.
– Très bien.
– Nous prenons donc bien humblement congé de vous, monseigneur, continua Brigard, et quand vous voudrez bien nous fixer une nouvelle réunion…
– Ce sera le plus tôt possible, messieurs, soyez tranquilles, dit Mayenne; demain peut-être, après-demain au plus tard.
Et prenant effectivement congé d'eux, il les laissa tout étourdis de cette prévoyance qui avait découvert un danger auquel ils n'avaient pas même songé.
Mais à peine avait-il disparu qu'une porte cachée dans la tapisserie s'ouvrit et qu'une femme s'élança dans la salle.
– La duchesse! s'écrièrent les députés.
– Oui, messieurs! s'écria-t-elle, et qui vient vous tirer d'embarras, même!
Les députés qui connaissaient sa résolution, mais qui en même temps craignaient son enthousiasme, s'empressèrent autour d'elle.
– Messieurs, continua la duchesse en souriant, ce que n'ont pu faire les Hébreux, Judith seule l'a fait; espérez, moi aussi, j'ai mon plan.
Et présentant aux ligueurs deux blanches mains, que les plus galants baisèrent, elle sortit par la porte qui avait déjà donné passage à Mayenne.
– Tudieu! s'écria Bussy-Leclerc en se léchant les moustaches et en suivant la duchesse, je crois décidément que voilà l'homme de la famille.
– Ouf! murmura Nicolas Poulain en essuyant la sueur qui avait perlé sur son front à la vue de madame de Montpensier, je voudrais bien être hors de tout ceci.
XXXIII Frère Borromée
Il était dix heures du soir à peu près: MM. les députés s'en retournaient assez contrits, et à chaque coin de rue qui les rapprochait de leurs maisons particulières, ils se quittaient en échangeant leurs civilités.
Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin de tous, chemina seul et le dernier, réfléchissant profondément à la situation perplexe qui lui avait fait pousser l'exclamation par laquelle commence le dernier paragraphe de notre dernier chapitre.
En effet, la journée avait été pour tout le monde, et particulièrement pour lui, fertile en événements.
Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant de ce qu'il venait d'entendre, et se disant que si l'Ombre avait jugé à propos de le pousser à une dénonciation du complot de Vincennes, Robert Briquet ne lui pardonnerait jamais de n'avoir pas révélé le plan de manœuvre si naïvement développé par Lachapelle-Marteau devant M. de Mayenne.
Au plus fort de ses réflexions, et au milieu de la rue de la Pierre-au-Réal, espèce de boyau large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve-Saint-Méry, Nicolas Poulain vit accourir, en sens opposé à celui dans lequel il marchait, une robe de Jacobin retroussée jusqu'aux genoux.