– Mais cette malheureuse enfant a peut-être été si viciée par la misère où elle doit avoir vécu, que le prince, au lieu d’éprouver de l’attrait pour elle…
– Que dites-vous? s’écria Sarah en interrompant son frère. N’est-elle pas aussi belle jeune fille qu’elle était ravissante enfant? Rodolphe, sans la connaître, ne s’était-il pas assez intéressé à elle pour vouloir se charger de son avenir? Ne l’avait-il pas envoyée à sa ferme de Bouqueval dont nous l’avons fait enlever?…
– Oui, grâce à votre persistance à vouloir rompre tous les liens d’affection du prince, dans l’espoir insensé de le ramener un jour à vous.
– Et cependant, sans cet espoir insensé, je n’aurais pas découvert, au prix de ma vie, le secret de l’existence de ma fille. N’est-ce pas enfin par cette femme qui l’avait arrachée de la ferme que j’ai connu l’indigne fourberie du notaire Jacques Ferrand?
– Il est fâcheux qu’on m’ait refusé ce matin l’entrée de Saint-Lazare, où se trouve, vous a-t-on dit, cette malheureuse enfant; malgré ma vive insistance, on en a voulu répondre à aucun des renseignements que je demandais, parce que je n’avais pas de lettre d’introduction auprès du directeur de la prison. J’ai écrit au préfet en votre nom, mais je n’aurai sans doute sa réponse que demain, et le prince va être ici tout à l’heure. Encore une fois, je regrette que vous ne puissiez lui présenter vous-même votre fille; il eût mieux valu attendre sa sortie de prison avant de mander le grand-duc ici.
– Attendre! et sais-je seulement si la crise salutaire où je me trouve durera jusqu’à demain? Peut-être suis-je passagèrement soutenue par la seule énergie de mon ambition.
– Mais quelles preuves donnerez-vous au prince? Vous croira-t-il?
– Il me croira lorsqu’il aura lu le commencement de la révélation que j’écrivais sous la dictée de cette femme quand elle m’a frappée, révélation dont heureusement je n’ai oublié aucune circonstance; il me croira lorsqu’il aura lu votre correspondance avec Mme Séraphin et Jacques Ferrand jusqu’à la mort supposée de l’enfant; il me croira lorsqu’il aura entendu les aveux du notaire, qui, épouvanté de mes menaces, sera ici tout à l’heure; il me croira lorsqu’il verra le portrait de ma fille à l’âge de six ans, portrait qui, m’a dit cette femme, est encore à cette heure d’une ressemblance frappante. Tant de preuves suffiront pour montrer au prince que je dis vrai, et pour décider chez lui ce premier mouvement qui peut faire de moi presque une reine… Ah! ne fût-ce qu’un jour, une heure, au moins je mourrais contente!
À ce moment, on entendit le bruit d’une voiture qui entrait dans la cour.
– C’est lui… c’est Rodolphe!…, s’écria Sarah à Thomas Seyton.
Celui-ci s’approcha précipitamment d’un rideau, le souleva et répondit:
– Oui, c’est le prince; il descend de voiture.
– Laissez-moi seule, voici le moment décisif, dit Sarah avec un sang-froid inaltérable, car une ambition monstrueuse, un égoïsme impitoyable avait toujours été et était encore l’unique mobile de cette femme. Dans l’espèce de résurrection miraculeuse de sa fille, elle ne voyait que le moyen de parvenir enfin au but constant de sa vie.
Après avoir un moment hésité à quitter l’appartement, Thomas Seyton, se rapprochant tout à coup de sa sœur, lui dit:
– C’est moi qui apprendrai au prince comment votre fille, qu’on avait crue morte, a été sauvée. Cet entretien serait trop dangereux pour vous… une émotion violente vous tuerait, et après une séparation si longue… la vue du prince… les souvenirs de ce temps…
– Votre main, mon frère, dit Sarah.
Puis, appuyant sur son cœur impassible la main de Thomas Seyton, elle ajouta avec un sourire sinistre et glacial:
– Suis-je émue?
– Non… rien… rien… pas un battement précipité, dit Seyton avec stupeur, je sais quel empire vous avez sur vous-même. Mais dans un tel moment, mais quand il s’agit pour vous ou d’une couronne ou de la mort… car, encore une fois, songez-y, la perte de cette dernière espérance vous serait mortelle. En vérité, votre calme me confond!
– Pourquoi cet étonnement, mon frère? Jusqu’ici, ne le savez-vous pas? rien… non, rien n’a jamais fait battre ce cœur de marbre: il ne palpitera que le jour où je sentirai poser sur mon front la couronne souveraine. J’entends Rodolphe… laissez-moi…
– Mais…
– Laissez-moi, s’écria Sarah d’un ton si impérieux, si résolu, que son frère quitta l’appartement quelques moments avant qu’on y eût introduit le prince.
Lorsque Rodolphe entra dans le salon, son regard exprimait la pitié. Mais, voyant Sarah assise dans son fauteuil et presque parée, il recula de surprise, sa physionomie devint aussitôt sombre et méfiante.
La comtesse, devinant sa pensée, lui dit d’une voix douce et faible:
– Vous croyiez me trouver expirante, vous veniez pour recevoir mes derniers adieux?
– J’ai toujours regardé comme sacrés les derniers vœux des mourants: mais il s’agit d’une tromperie sacrilège…
– Rassurez-vous, dit Sarah en interrompant Rodolphe, rassurez-vous, je ne vous ai pas trompé; il me reste, je crois, peu d’heures à vivre. Pardonnez-moi une dernière coquetterie. J’ai voulu vous épargner le sinistre entourage qui accompagne ordinairement l’agonie; j’ai voulu mourir vêtue comme je l’étais la première fois où je vous vis. Hélas! après dix années de séparation, vous voilà donc enfin? Merci! oh! merci! Mais, à votre tour, rendez grâces à Dieu de vous avoir inspiré la pensée d’écouter ma dernière prière. Si vous m’aviez refusé… j’emportais avec moi un secret qui va faire la joie… le bonheur de votre vie. Joie mêlée de quelque tristesse… bonheur mêlé de quelques larmes… comme toute félicité humaine; mais cette félicité, vous l’achèteriez encore au prix de la moitié des jours qui vous restent à vivre!
– Que voulez-vous dire? lui demanda le prince avec surprise.
– Oui, Rodolphe, si vous n’étiez pas venu… ce secret m’aurait suivie dans la tombe… c’eût été ma seule vengeance… et encore… non, non, je n’aurais pas eu ce terrible courage. Quoique vous m’ayez bien fait souffrir, j’aurais partagé avec vous ce suprême bonheur dont, plus heureux que moi, vous jouirez longtemps, bien longtemps, je l’espère.
– Mais encore, madame, de quoi s’agit-il?
– Lorsque vous le saurez, vous ne pourrez comprendre la lenteur que je mets à vous en instruire, car vous regarderez cette révélation comme un miracle du ciel. Mais, chose étrange, moi qui d’un mot peux vous causer le plus grand bonheur que vous ayez peut-être jamais ressenti… j’éprouve, quoique maintenant les minutes de ma vie soient comptées, j’éprouve une satisfaction indéfinissable à prolonger votre attente… et puis je connais votre cœur… et, malgré la fermeté de votre caractère, je craindrais de vous annoncer sans préparation une découverte aussi incroyable. Les émotions d’une joie foudroyante ont aussi leurs dangers.