Peu avant le dîner l’abbé rentra de Pont-l’Évêque; comme il n’avait pas eu connaissance de ma velléité de départ, il ne put être surpris d’apprendre que je restais.
– Monsieur Lacase, dit-il assez affablement, j’ai rapporté de Pont-l’Évêque quelques journaux; pour moi je ne suis pas grand amateur des racontars de gazettes, mais j’ai pensé qu’ici vous étiez un peu privé de nouvelles et que ces feuilles pourraient vous intéresser.
Il fouillait sa soutane: – Allons! Gratien les aura montés dans ma chambre avec mon sac. Attendez un instant; je m’en vais les quérir.
– N’en faites rien, Monsieur l’abbé, c’est moi qui monterai les chercher.
Je l’accompagnai jusqu’à sa chambre; il me pria d’entrer. Et tandis qu’il brossait sa soutane et s’apprêtait pour le dîner:
– Vous connaissiez la famille de Saint-Auréol avant de venir à la Quartfourche? demandai-je après quelques propos vagues.
– Non, me dit-il.
– Ni Monsieur Floche?
– J’ai passé brusquement des missions à l’enseignement. Mon supérieur avait été en relations avec Monsieur Floche, et m’a désigné pour les fonctions que je remplis présentement; non, avant de venir ici je ne connaissais ni mon élève ni ses parents.
– De sorte que vous ignorez quels événements ont brusquement poussé Monsieur Floche à quitter Paris il y a quelque quinze ans, au moment qu’il allait entrer à l’Institut.
– Revers de fortune, grommela-t-il.
– Et quoi! Monsieur et Madame Floche vivraient ici aux crochets des Saint-Auréol!
– Mais non, mais non, fit-il impatienté; ce sont les Saint-Auréols qui sont ruinés ou presque; toutefois la Quartfourche leur appartient; les Floche, qui sont dans une situation aisée, habitent avec eux pour les aider; ils subviennent au train de maison et permettent ainsi aux Saint-Auréol de conserver la Quartfourche, qui doit revenir plus tard à Casimir; c’est je crois tout ce que l’enfant peut espérer…
– La belle-fille est sans fortune?
– Quelle belle-fille? La mère de Casimir n’est pas la bru, c’est la propre fille des Saint-Auréol.
– Mais alors, le nom de l’enfant? – Il feignit de ne point comprendre. – Ne s’appelle-t-il pas Casimir de Saint-Auréol?
– Vous croyez! dit-il ironiquement. Eh bien! il faut supposer que Mademoiselle de Saint-Auréol aura épousé quelque cousin du même nom.
– Fort bien! fis-je, comprenant à demi, hésitant pourtant à conclure. Il avait achevé de brosser sa soutane; un pied sur le rebord de la fenêtre il flanquait de grands coups de mouchoir pour épousseter ses souliers. – Et vous la connaissez… Mademoiselle de Saint-Auréol?
– Je l’ai vue deux ou trois fois; mais elle ne vient ici qu’en courant.
– Où vit-elle?
Il se releva, jeta dans un coin de la chambre le mouchoir empoussiéré:
– Alors c’est un interrogatoire?… puis se dirigeant vers sa toilette: – On va sonner pour le dîner et je ne serai pas prêt!
C’était une invite à le laisser; ses lèvres serrées certainement en gardaient gros à dire, mais pour l’instant ne laisseraient plus rien échapper.
V
Quatre jours après j’étais encore à la Quartfourche; moins angoissé qu’au troisième jour, mais plus las. Je n’avais rien surpris de nouveau, ni dans les événements de chaque jour, ni dans les propos de mes hôtes; d’inanition déjà je sentais ma curiosité se mourir. Il faut donc renoncer à en découvrir davantage, pensais-je apprêtant de nouveau mon départ: autour de moi tout se refuse à m’instruire; l’abbé fait le muet depuis que j’ai laissé paraître combien ce qu’il sait m’intéresse; à mesure que Casimir me marque plus de confiance, je me sens devant lui plus contraint; je n’ose plus l’interroger et du reste je connais à présent tout ce qu’il aurait à me dire: rien de plus que le jour où il me montrait le portrait.
Si pourtant; l’enfant innocemment m’avait appris le prénom de sa mère. Sans doute j’étais fou de m’exalter ainsi sur une flatteuse image vraisemblablement vieille de plus de quinze ans; et si même Isabelle de Saint-Auréol, durant mon séjour à la Quartfourche, risquait une de ces fugitives apparition dont je savais à présent qu’elle était coutumière, sans doute je ne pourrais, n’oserais me trouver sur son passage. N’importe! ma pensée soudain tout occupée d’elle échappait à l’ennui; ces derniers jours avaient fui d’une fuite ailée et je m’étonnais que s’achevât déjà cette semaine. Il n’avait pas été question que je restasse plus longtemps chez les Floche et mon travail ne m’offrait plus aucune raison de m’attarder, mais, ce dernier matin encore, je parcourais le parc que l’automne rendait plus vaste et sonore, appelant à demi-voix, puis à voix plus haute: Isabelle!… et ce nom qui m’avait déplu tout d’abord, se revêtait à présent pour moi d’élégance, se pénétrait d’un charme clandestin… Isabelle de Saint-Auréol! Isabelle! J’imaginais sa robe blanche fuir au détour de chaque allée; à travers l’inconstant feuillage, chaque rayon rappelait son regard, son sourire mélancolique, et comme encore j’ignorais l’amour, je me figurais que j’aimais et, tout heureux d’être amoureux, m’écoutais avec complaisance.
Que le parc était beau! et qu’il s’apprêtait noblement à la mélancolie de cette saison déclinante. J’y respirais avec enivrement l’odeur des mousses et des feuilles pourrissantes. Les grands marronniers roux, à demi dépouillés déjà, ployaient leurs branches jusqu’à terre; certains buissons pourprés rutilaient à travers l’averse; l’herbe, auprès d’eux, prenait une verdeur aiguë; il y avait quelques colchiques dans les pelouses du jardin; un peu plus bas, dans le vallon, une prairie en était rose, que l’on apercevait de la carrière où, quand la pluie cessait, j’allais m’asseoir – sur cette même pierre où je m’étais assis le premier jour avec Casimir; où, rêveuse, Mademoiselle de Saint-Auréol s’était assise naguère, peut-être… et je m’imaginais assis près d’elle.
Casimir m’accompagnait souvent, mais je préférais marcher seul. Et presque chaque jour la pluie me surprenait dans le jardin; trempé, je rentrais me sécher devant le feu de la cuisine. Ni la cuisinière, ni Gratien ne m’aimaient; mes avances réitérées n’avaient pu leur arracher trois paroles. Du chien non plus, caresses ou friandises n’avaient pu me faire un ami; Terno passait presque toutes les heures du jour couché dans l’âtre vaste, et quand j’en approchais il grognait. Casimir que je retrouvais souvent, assis sur la margelle du foyer, épluchant des légumes ou lisant, y allait alors d’une tape, s’affectant que son chien ne m’accueillît pas en ami. Prenant le livre des mains de l’enfant je poursuivais à haute voix sa lecture; lui, restait appuyé contre moi; je le sentais m’écouter de tout son corps.
Mais ce matin-là l’averse me surprit si brusque et si violente que je ne pus songer à rentrer au château; je courus m’abriter au plus proche; c’était ce pavillon abandonné que vous avez pu voir à l’autre extrémité du parc, près de la grille; il était à présent délabré: pourtant une première salle assez vaste restait élégamment lambrissée comme le salon d’un pavillon de plaisance; mais les boiseries vermoulues crevaient au moindre choc…