– C’est ici que vous vous installerez, me dit Monsieur Floche; – et, comme je me récriais:

– Non, non; moi, je suis accoutumé au réduit; à dire vrai, je m’y sens mieux; il me semble que ma pensée s’y concentre. Occupez la grande table sans vergogne; et, si vous y tenez, pour que nous ne nous dérangions pas, nous pourrons baisser le rideau.

– Oh! pas pour moi, protestai-je; jusqu’à présent, si pour travailler j’avais eu besoin de solitude, je ne…

– Eh bien! reprit-il en m’interrompant, nous le laisserons donc relevé. J’aurai, pour ma part, grand plaisir à vous apercevoir du coin de l’œil. (Et, de fait, les jours suivants, je ne levais point la tête de dessus mon travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m’importuner, détournait les yeux et feignait d’être plongé dans sa lecture.)

Il s’occupa tout aussitôt de mettre à ma facile disposition les livres et les manuscrits qui pouvaient m’intéresser; la plupart se trouvaient serrés dans le cartonnier de la petite pièce; leur nombre et leur importance dépassait tout ce que m’avait annoncé M. Desnos; il m’allait falloir au moins une semaine pour relever les précieuses indications que j’y trouverais. Enfin M. Floche ouvrit, à côté du cartonnier, une très petite armoire et en sortit la fameuse Bible de Bossuet, sur laquelle l’Aigle de Meaux avait inscrit, en regard des versets pris pour textes, les dates des sermons qu’ils avaient inspirés. Je m’étonnai qu’Albert Desnos n’eût pas tiré parti de ces indications dans ses travaux; mais ce livre n’était tombé que depuis peu entre les mains de M. Floche.

– J’ai bien entrepris, continua-t-il, un mémoire à son sujet; et je me félicite aujourd’hui de n’en avoir encore donné connaissance à personne, puisqu’il pourra servir à votre thèse en toute nouveauté!

Je me défendis de nouveau:

– Tout le mérite de ma thèse, c’est à votre obligeance que je le devrai. Au moins en accepterez-vous la dédicace, Monsieur Floche, comme une faible marque de ma reconnaissance?

Il sourit un peu tristement:

– Quand on est si près de quitter la terre, on sourit volontiers à tout ce qui promet quelque survie.

Je crus malséant de surenchérir à mon tour.

– À présent, reprit-il, vous allez prendre possession de la bibliothèque, et vous ne vous souviendrez de ma présence que si vous avez quelque renseignement à me demander. Emportez les papiers qu’il vous faut… Au revoir!… et comme en descendant les trois marches, je retournais vers lui mon sourire, il agita sa main devant ses yeux: – À tantôt!

J’emportai dans la grande pièce les quelques papiers qui devaient faire l’objet de mon premier travail. Sans m’écarter de la table devant laquelle j’étais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa portioncule: il s’agita quelques instants; ouvrant et refermant des tiroirs, sortant des papiers, les rentrant, faisant mine d’homme affairé… Je soupçonnais en vérité qu’il était fort troublé, sinon gêné par ma présence et que, dans cette vie si rangée, le moindre ébranlement risquait de compromettre l’équilibre de la pensée. Enfin il s’installa, plongea jusqu’à mi-jambes dans la chancelière, ne bougea plus…

De mon côté je feignais de m’absorber dans mon travail; mais j’avais grand-peine à tenir en laisse ma pensée; et je n’y tâchais même pas; elle tournait autour de la Quartfourche, ma pensée, comme autour d’un donjon dont il faut découvrir l’entrée. Que je fusse subtil, c’est ce dont il m’importait de me convaincre. Romancier, mon ami, me disais-je, nous allons donc te voir à l’œuvre. Décrire! Ah, fi! ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais bien de découvrir la réalité sous l’aspect… En ce court laps de temps qu’il t’est permis de séjourner à la Quartfourche, si tu laisses passer un geste, un tic sans t’en pouvoir donner bientôt l’explication psychologique, historique et complète, c’est que tu ne sais pas ton métier.

Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche; il s’offrait à moi de profil; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour mâcher une chique… et je pensais que rien ne rend plus impénétrable un visage que le masque de la bonté.

La cloche du second déjeuner me surprit au milieu de ces réflexions.

III

C’est à ce déjeuner que, sans précaution oratoire, brusquement, Monsieur Floche m’amena en présence du ménage Saint-Auréol. L’abbé du moins, la veille au soir, aurait bien pu m’avertir. Je me souviens d’avoir éprouvé la même stupeur, jadis, quand, pour la première fois, au Jardin des Plantes, je fis connaissance avec le phœnicopterus antiquorum ou flamant à spatule [1]. Du baron ou de la baronne je n’aurais su dire lequel était le plus baroque; ils formaient un couple parfait; tout comme les deux Floche, du reste: au Muséum on les eût mis sous vitrine l’un contre l’autre sans hésiter; près des «espèces disparues». J’éprouvai devant eux d’abord cette sorte d’admiration confuse qui, devant les œuvres d’art accompli ou devant les merveilles de la Nature, nous laisse, aux premiers instants, stupides et incapables d’analyse. Ce n’est que lentement que je parvins à décomposer mon impression…

Le baron Narcisse de Saint-Auréol portait culottes courtes, souliers à boucle très apparente, cravate de mousseline et jabot. Une pomme d’Adam, aussi proéminente que le menton, sortait de l’échancrure du col et se dissimulait de son mieux sous un bouillon de mousseline; le menton, au moindre mouvement de la mâchoire faisait un extraordinaire effort pour rejoindre le nez qui, de son côté, y mettait de la complaisance. Un œil restait hermétiquement clos; l’autre, vers qui remontait le coin de la lèvre et tendaient tous les plis du visage, brillait clair, embusqué derrière la pommette et semblait dire: Attention! je suis seul, mais rien ne m’échappe.

Madame de Saint-Auréol disparaissait toute dans un flot de fausses dentelles. Tapies au fond des manches frissonnantes, tremblaient ses longues mains, chargées d’énormes bagues. Une sorte de capote en taffetas noir doublé de lambeaux de dentelles blanches enveloppait tout le visage; sous le menton se nouaient deux brides de taffetas, blanchies par la poudre que le visage effroyablement fardé laissait choir. Quand je fus entré, elle se campa devant moi de profil, rejeta la tête en arrière, et, d’une voix de tête assez forte et non infléchie:

– Il y eut un temps, ma sœur, où l’on témoignait au nom de Saint-Auréol plus d’égards…

À qui en avait-elle? Sans doute tenait-elle à me faire sentir, et à faire sentir à sa sœur, que je n’étais pas ici chez les Floche; car elle continua, inclinant la tête de côté, minaudière, et levant vers moi sa main droite:

– Le baron et moi, nous sommes heureux, Monsieur, de vous recevoir à notre table.

Je donnai de la lèvre contre une bague, et me relevai du baise-main en rougissant, car ma position entre les Saint-Auréol et les Floche s’annonçait gênante. Mais Madame Floche ne semblait avoir prêté aucune attention à la sortie de sa sœur. Quant au baron, sa réalité me paraissait problématique, bien qu’il fît avec moi l’aimable et le sucré. Durant tout mon séjour à la Quartfourche, on ne put le persuader de m’appeler autrement que Monsieur de Las Cases; ce qui lui permettait d’affirmer qu’il avait beaucoup vu mes parents aux Tuileries… un mien oncle principalement qui faisait avec lui son piquet:

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[1] Gérard fait erreur: phoenicopterus antiquorum n’a pas le bec en spatule.


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