Au vrai, Foma Fomitch ne savait pas pourquoi il avait fait cette question. Mais le silence et la gêne de mon oncle l’irritaient. Jadis si patient et si craintif, il s’enflammait maintenant à la moindre contradiction. Le silence de ce brave homme l’outrageait: il lui fallait une réponse.

– Répondez: l’étincelle brûle-t-elle en vous ou non?

Mon oncle ne savait plus que devenir.

– Permettez-moi de vous faire observer que je vous attends! insistait le pique-assiette d’un air offensé.

– Mais répondez donc, Yegorouchka! intervenait la générale en haussant les épaules.

– Je vous demande: l’étincelle brûle-t-elle en vous, oui ou non? réitérait Foma très indulgent, tout en picorant un bonbon dans la boîte toujours placée devant lui sur l’ordre de la générale.

– Je te jure, Foma, que je n’en sais rien, répondait enfin le malheureux, avec un visage désolé. Il y a sans doute quelque chose de ce genre… Ne me demande rien… Je crains de dire une bêtise…

– Fort bien. Alors, selon vous, je serais un être si nul que je ne mériterais même pas une réponse; c’est bien cela que vous avez voulu dire? Soit, je suis donc nul.

– Mais non, Foma! Que Dieu soit avec toi! Je n’ai jamais voulu dire cela.

– Mais si. C’est précisément ce que vous avez voulu dire.

– Je jure que non!

– Très bien. Mettons que je suis un menteur! D’après vous, ce serait moi qui chercherais une mauvaise querelle?… Une insulte de plus ou de moins…! Je supporterai tout.

– Mais, mon fils!… clame la générale avec effroi.

– Foma Fomitch! Ma mère! s’écrie mon oncle navré. Je vous jure qu’il n’y a pas de ma faute. J’ai parlé inconsidérément… Ne fais pas attention à ce que je dis, Foma; je suis bête; je sens que je suis bête, qu’il me manque quelque chose… Je sais, je sais, Foma! Ne me dis rien! – continue-t-il en agitant la main. – Pendant quarante ans, jusqu’à ce que je te connusse, je me figurais être un homme ordinaire et que tout allait pour le mieux. Je ne m’étais pas rendu compte que je ne suis qu’un pécheur, un égoïste et que j’ai fait tant de mal que je ne comprends pas comment la terre peut encore me porter.

– Oui, vous êtes bien égoïste! remarque Foma avec conviction.

– Je le comprends maintenant moi-même. Mais je vais me corriger et devenir meilleur.

– Dieu vous entende! conclut Foma en poussant un pieux soupir et en se levant pour aller faire sa sieste accoutumée.

Pour finir ce chapitre, qu’on me permette de dire quelques mots de mes relations personnelles avec mon oncle et d’expliquer comment je fus mis en présence de Foma et inopinément jeté dans le tourbillon des plus graves événements qui se soient jamais passés dans le bienheureux village de Stépantchikovo. J’aurai ainsi terminé mon introduction et pourrai commencer mon récit.

Encore enfant, je restai seul au monde. Mon oncle me tint lieu de père et fit pour moi ce que bien des pères ne font pas pour leur progéniture. Du premier jour que je passai dans sa maison, je m’attachai à lui de tout mon cœur. J’avais alors dix ans et je me souviens que nous nous comprîmes bien vite et que nous devînmes de vrais amis. Nous jouions ensemble à la toupie; une fois, nous volâmes de complicité le bonnet d’une vieille dame, notre parente, et nous attachâmes ce trophée à la queue d’un cerf-volant que je lançai dans les nuages.

Beaucoup plus tard, en une bien courte rencontre avec mon oncle à Pétersbourg, je pus achever l’étude de son caractère. Cette fois encore, je m’étais attaché à lui de toute l’ardeur de ma jeunesse. Il avait quelque chose de franc, de noble, de doux, de gai et de naïf à la fois qui lui attirait les sympathies et m’avait profondément impressionné.

Après ma sortie de l’Université, je restai quelques temps oisif à Pétersbourg et, comme il arrive souvent aux blancs-becs, bien persuadé que j’allais sous peu accomplir quelque chose de grandiose. Je ne tenais guère à quitter la capitale et n’entretenais avec mon oncle qu’une correspondance assez rare, seulement lorsque j’avais à lui demander de l’argent qu’il ne me refusait jamais. Venu pour affaires à Pétersbourg, l’un de ses serfs m’avait appris qu’il se passait à Stépantchikovo des choses extraordinaires. Troublé par ces nouvelles, j’écrivis plus souvent.

Mon oncle me répondit par des lettres étranges, obscures, où il ne m’entretenait que de mes études et s’enorgueillissait par avance de mes futurs succès et puis, tout à coup, après un assez long silence, je reçus une étonnant épître, très différente des précédentes, bourrée de bizarres sous-entendus, de contradictions incompréhensibles au premier abord. Il était évident qu’elle avait été écrite sous l’empire d’une extrême agitation.

Une seule chose y était claire, c’est que mon oncle me suppliait presque d’épouser au plus vite son ancienne pupille, fille d’un pauvre fonctionnaire provincial nommé Éjévikine, laquelle avait été fort bien élevée au compte de mon oncle dans un grand établissement scolaire de Moscou et servait à ce moment d’institutrice à ses enfants. Elle était malheureuse; je pouvais faire son bonheur en accomplissant une action généreuse; il s’adressait à la noblesse de mon cœur et me promettait de doter la jeune fille, mais il s’exprimait sur ce dernier point d’une façon extrêmement mystérieuse, et m’adjurait de garder sur tout cela le plus absolu silence. Cette lettre me bouleversa.

Quel est le jeune homme qui ne se fût pas senti remué par une proposition aussi romanesque? De plus, j’avais entendu dire que la jeune fille était fort jolie.

Je ne savais pas à quel parti m’arrêter, mais je répondis aussitôt à mon oncle que j’allais partir sur-le-champ pour Stépantchikovo, car il m’avait envoyé sous le même pli les fonds nécessaires à mon voyage, ce qui ne m’empêcha pas de rester encore quinze jours à Pétersbourg dans l’indécision. C’est à ce moment que je fis la rencontre d’un ancien camarade de régiment de mon oncle. En revenant du Caucase, cet officier s’était arrêté à Stépantchikovo. C’était un homme d’un certain âge déjà, fort sensé et célibataire endurci.

Il me raconta avec indignation des choses dont je n’avais aucune connaissance. Foma Fomitch et la générale avaient conçu le projet de marier le colonel avec une demoiselle étrange, âgée, à moitié folle, qui possédait environ un demi million de roubles et dont la biographie était quelque chose d’incroyable. La générale avait déjà réussi à lui persuader qu’elles étaient parentes et à la faire loger dans la maison. Bien qu’au désespoir, mon oncle finirait certainement par épouser le demi million. Cependant, les deux fortes têtes, la générale et Foma avaient organisé une persécution contre cette malheureuse institutrice sans défense et employaient tous leurs efforts à la faire partir, de peur que le colonel n’en devint amoureux et peut-être même parce qu’il l’était déjà. Ces dernières paroles me frappèrent, mais, à toutes mes questions sur le point de savoir si mon oncle était réellement amoureux, mon interlocuteur ne put ou ne voulut pas me donner de réponse précise et, d’une façon générale, il me raconta tout cela comme à contrecœur, avec un évident parti pris d’éviter les détails précis.


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