– On dit que les livres gâtent l’homme, dit-elle en hochant pensivement la tête. Tu aimes à lire les livres?
– Oui, répondit Ordynov ne sachant s’il dormait ou non et serrant fortement la main de Catherine, pour se rendre compte qu’il ne dormait pas.
– Mon maître a beaucoup de livres aussi. Sais-tu, il dit que ce sont des livres divins. Il me lit toujours un livre. Je te le montrerai plus tard. Après tu me raconteras tout ce qu’il y a dedans…
– Je raconterai, fit Ordynov en la regardant fixement.
– Aimes-tu prier? demanda-t-elle après un court silence. Sais-tu?… J’ai peur, j’ai peur de tout, toujours…
Elle n’acheva pas et parut réfléchir à quelque chose.
Ordynov porta sa main à ses lèvres.
– Pourquoi baises-tu ma main? Ses joues s’étaient légèrement empourprées. Va, baise-les, continua-t-elle en riant et lui tendant ses deux mains. Ensuite elle en délivra une et la posa sur le front brûlant d’Ordynov, puis elle se mit à lui caresser les cheveux. Elle rougissait de plus en plus. Enfin elle s’assit à terre, près du lit, et appuya sa joue contre celle du jeune homme. Son souffle chaud frôlait son visage…
Tout d’un coup Ordynov sentit des larmes brûlantes tomber comme du plomb sur sa joue. Elle pleurait. Il devenait de plus en plus faible. Il ne pouvait déjà plus soulever ses mains. À ce moment, un coup éclata dans la porte; le loquet grinça; Ordynov put encore distinguer la voix du patron qui venait de rentrer dans la pièce voisine. Ensuite il entendit comment Catherine se levait et, sans se hâter, ni écouter, prenait son livre; puis il vit comment, en partant, elle le signait. Il ferma les yeux. Tout à coup, un chaud et long baiser lui brûla les lèvres et il ressentit comme un coup de couteau dans le cœur. Il poussa un faible cri et s’évanouit.
Une vie bizarre, étrange, alors commença pour lui.
Par moments, en son esprit surgissait la conscience vague qu’il était condamné à vivre dans un long rêve infini, plein de troubles étranges, de luttes et de souffrances stériles. Effrayé, il tâchait de se révolter contre la fatalité qui l’oppressait. Mais, au moment de la lutte la plus aiguë, la plus désespérée, une force inconnue le frappait de nouveau. Alors, il sentait nettement comment, de nouveau, il perdait la mémoire, comment, de nouveau, l’obscurité terrible, sans issue, se déroulait devant lui, et il s’y jetait avec un cri d’angoisse et de désespoir. Parfois c’étaient des moments d’un bonheur trop intense, écrasant, quand la vitalité augmente démesurément en tout l’être humain, quand le passé devient plus clair, retentit du triomphe de la joie, quand on rêve d’un avenir inconnu, quand un espoir merveilleux descend sur l’âme comme une rosée vivifiante, quand on a le désir de crier d’enthousiasme, quand on sent que la chair est impuissante devant la multitude des impressions, que le fil de l’existence se rompt et qu’en même temps on acclame avec frénésie sa vie ressuscitée.
Parfois il retombait dans sa torpeur et alors tout ce qui lui était arrivé, les derniers jours, repassait dans son esprit comme un tourbillon. Mais la vision se présentait à lui sous un aspect étrange et mystérieux.
Parfois, malade, il oubliait ce qui lui était arrivé, et s’étonnait de ne plus être dans son ancien logis, chez son ancienne propriétaire. Il était surpris que la vieille ne s’approchât pas comme elle le faisait toujours, à l’heure tardive, vers le poêle à demi éteint qui éclairait d’une lueur faible, vacillante, tout le coin sombre de la chambre, et qu’elle ne réchauffât pas, comme d’habitude, ses mains osseuses, tremblantes, au foyer mourant, tout en bavardant et marmottant quelque chose, avec un regard seulement de temps à autre, un regard étonné sur son étrange locataire qu’elle jugeait un peu fou à cause de ses longues lectures.
À d’autres moments, il se rappelait qu’il avait changé de logis, mais comment cela s’était-il fait? Il ne le savait pas, bien que pour le comprendre il tendît obstinément, violemment, toutes les forces de son esprit… Mais, où, quoi, qu’appelait-il, qu’était-ce qui le tourmentait et jetait en lui cette flamme insupportable qui l’étouffait et brûlait son sang? Cela, il lui était impossible de le savoir. De nouveau il ne se rappelait rien. Souvent il saisissait avidement une ombre quelconque; souvent il entendait le bruit de pas légers près de son lit et le murmure, comme une musique, de paroles douces, caressantes et tendres. Un souffle haletant, humide, glissait sur son visage et tout son être était secoué par l’amour. Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues en feu, et soudain un baiser long et tendre s’enfonçait sur ses lèvres. Alors toute sa vie s’éteignait dans une souffrance infinie. Il semblait que toute l’existence, tout l’univers, s’arrêtaient, mouraient autour de lui pour des siècles entiers et qu’une longue nuit de mille ans s’étendait sur lui…
Parfois il revivait les douces années de sa première enfance, avec leurs joies pures, leur bonheur infini; avec les premiers étonnements joyeux de la vie; avec la foule des esprits clairs qui sortaient de chaque fleur qu’il arrachait, jouaient avec lui sur la verte et grasse prairie, devant la petite maison entourée d’acacias, qui lui souriait, du lac de cristal près duquel il restait assis des heures entières écoutant le murmure des vagues, ainsi que le bruissement d’ailes de ces esprits qui répandaient de claires rêveries couleurs d’arc-en ciel sur son petit berceau, tandis que sa mère, penchée sur ce même berceau, l’embrassait et l’endormait en chantant une douce berceuse durant les nuits qui étaient longues et sereines. Mais, tout à coup, un être paraissait de nouveau, qui le troublait d’un effroi non plus enfantin, et versait dans sa vie le premier poison lent de la douleur et des larmes. Il sentait vaguement que le vieillard inconnu tenait en son pouvoir toutes ses années futures, et il tremblait et ne pouvait détacher de lui ses regards. Le méchant vieillard le suivait partout. Il paraissait et le menaçait de la tête au-dessus de chaque buisson du bosquet; il riait et le taquinait, s’incarnait en chacune de ses poupées d’enfant, grimaçant et riant entre ses mains comme un méchant gnome malfaisant. Il jaillissait en grimaçant de chaque mot de sa grammaire. Pendant son sommeil, le méchant vieillard s’asseyait à son chevet… Il chassait la foule des esprits clairs qui promenaient leurs ailes d’or et de saphir autour de son berceau. Il repoussait de lui, pour toujours, sa pauvre mère, et, pendant une nuit entière, il lui chuchota un long conte merveilleux, incompréhensible pour un cœur d’enfant, mais qui le troublait d’une horreur et d’une passion qui n’avaient rien d’enfantin. Et le méchant vieillard n’écoutait ni ses sanglots, ni ses prières et continuait à lui parler jusqu’à ce qu’il en perdît connaissance.
Et l’enfant s’éveillait homme. Des années entières s’étaient écoulées sans qu’il l’entendît. Tout d’un coup, il reconnaît sa vraie situation, il comprend qu’il est seul et étranger à tout l’univers. Il est seul parmi des gens mystérieux, inquiétants, parmi des ennemis qui s’assemblent et chuchotent dans les coins de sa chambre obscure, et font des signes de tête à la vieille qui est assise auprès du feu, réchauffant ses mains débiles, et qui le leur indique. Il était bouleversé, il voulait savoir ce qu’étaient ces hommes, pourquoi ils étaient ici, pourquoi lui-même était dans sa chambre. Il devine qu’il est tombé dans un repaire de brigands où il a été entraîné par quelque force puissante, inconnue, sans avoir examiné auparavant qui sont ces locataires et qui sont ces maîtres. La crainte déjà le saisit et, tout d’un coup, au milieu de la nuit, dans l’obscurité, de nouveau il entend le long récit à voix basse. C’est une vieille femme qui parle, doucement, en hochant tristement sa tête blanche, devant le feu qui s’éteint. Et de nouveau l’horreur l’empoigne. Le conte s’anime devant lui, des visages et des formes se précisent. Il voit que tout, à commencer par les songeries vagues de l’enfance, toutes ses pensées, tous ses rêves, tout ce qu’il a connu de la vie, tout ce qu’il a lu dans les livres, tout ce qu’il a oublié depuis longtemps déjà, il voit que tout s’anime, prend corps, se dresse devant lui sous forme d’images colossales, marche et danse en rond autour de lui. Des jardins merveilleux naissent à ses yeux, des villes entières tombent en ruines, des cimetières lui renvoient leurs morts qui se mettent à vivre de nouveau. Des races, des peuples entiers apparaissent, grandissent et meurent devant lui. Enfin maintenant, autour de son lit de malade, chaque pensée, chaque rêve s’incarnent comme au moment de la naissance et il rêve non avec des idées sans chair, mais avec des mondes entiers; lui-même tourbillonne comme un grain de poussière dans cet univers infini, étrange, sans issue; et toute cette vie, par son indépendance révoltée, le presse et le poursuit de son ironie éternelle, implacable.