– Il n’a pas d’esprit.

– Quoi?

– Oui; l’esprit est parti, répéta-t-il encore d’un ton plus mystérieux. Il est malade. Il possédait un grand bateau, puis un second, puis un troisième; il parcourait la Volga. Moi-même j’en suis, de la Volga. Il avait aussi une usine; mais tout a brûlé. Et il n’a plus sa tête…

– Il est fou?

– Non, non, fit lentement le Tatar, pas fou. C’est un homme spirituel. Il sait tout, il a lu beaucoup de livres et prédit aux autres toute la vérité… Ainsi l’un vient et donne deux roubles; un autre, trois roubles, quarante roubles. Il regarde le livre et voit toute la vérité. Mais l’argent sur la table; sans argent, rien…

Ici le Tatar, qui entrait trop dans les intérêts de Mourine, eut un rire joyeux.

– Alors quoi! Il est sorcier?

– Hum! fit le portier en hochant la tête. Il dit la vérité. Il prie Dieu. Il prie beaucoup… Et quelquefois cela le prend.

Le Tatar répéta de nouveau son geste expressif.

À ce moment, quelqu’un dans l’autre cour appela le portier, et un petit vieillard, en paletot de peau de mouton, se montra. Il marchait d’un pas indécis en toussotant et regardait le sol en marmonnant quelque chose. Il semblait être en enfance.

– Le propriétaire, le propriétaire! chuchota hâtivement le portier en faisant un signe rapide de la tête à Ordynov; et, ayant ôté son bonnet, il s’élança en courant au devant du vieillard.

Il sembla à Ordynov qu’il avait déjà vu quelque part, récemment, ce visage; mais, se disant qu’il n’y avait à cela rien d’extraordinaire, il sortit de la cour. Le portier lui faisait l’effet d’un coquin et d’une crapule de la pire espèce.

«Le vaurien, il avait l’air de marchander avec moi», pensa-t-il. «Dieu sait ce qui se passe ici!»

Il était déjà dans la rue quand il prononça ces mots. Peu à peu, d’autres idées l’accaparèrent. L’impression était pénible. La journée était grise et froide; la neige tombait. Le jeune homme se sentait de nouveau brisé par la fièvre. Il sentait aussi que le sol se dérobait sous ses pas. Soudain une voix connue, un ténor doucereux, chevrotant, désagréable, lui souhaita le bonjour.

– Iaroslav Ilitch! fit Ordynov.

Devant lui se trouvait un homme d’une trentaine d’années, vigoureux, aux joues rouges, pas très grand, avec des petits yeux humides, gris, souriants, et habillé… comme Iaroslav Ilitch était toujours habillé; et cet homme, de la façon la plus aimable, lui tendait la main.

Ordynov avait fait la connaissance de Iaroslav Ilitch juste un an auparavant, et d’une façon tout à fait accidentelle, presque dans la rue. Cette connaissance facile avait été favorisée, en dehors du hasard, par l’extraordinaire penchant qui poussait Iaroslav Ilitch à chercher partout des êtres bons et nobles, essentiellement cultivés, et dignes, au moins par leurs talents et leurs bonnes manières, d’appartenir à la haute société. Bien que Iaroslav Ilitch fût doué, comme voix, d’un ténor très doucereux, même dans la conversation avec ses amis les plus intimes, dans sa voix éclatait quelque chose d’extraordinairement clair, puissant et impérieux, qui ne souffrait aucune contradiction et n’était peut-être que le résultat de l’habitude.

– Comment? s’écria Iaroslav Ilitch, avec l’expression de la joie la plus sincère et la plus enthousiaste.

– Je demeure ici.

– Depuis longtemps? continua Iaroslav Ilitch, en haussant le ton de plus en plus. Et je ne le savais pas! Mais nous sommes voisins! Je sers ici, dans cet arrondissement. Il y a déjà un mois que je suis de retour de la province de Riazan. Ah! je vous tiens, mon vieil, mon noble ami!

Et Iaroslav Ilitch éclata d’un rire bonasse.

– Sergueïev! cria-t-il avec emphase. Attends-moi chez Tarassov et qu’on ne touche pas sans moi aux sacs de blé… Et stimule un peu le portier d’Olsoufiev. Dis-lui qu’il vienne tout de suite au bureau; j’y serai dans une heure…

Ayant donné hâtivement cet ordre à quelqu’un, le délicat Iaroslav Ilitch prit Ordynov sous le bras et l’emmena au restaurant le plus proche.

– Je ne serai pas satisfait tant que nous n’aurons pas échangé quelques mots en tête à tête, après une si longue séparation… Eh bien! Que faites-vous maintenant? ajouta-t-il presque avec respect en baissant mystérieusement la voix. Toujours dans les sciences?

– Oui, comme toujours, répondit Ordynov, à qui venait une très bonne idée.

– C’est bien, Vassili Mihaïlovitch, c’est noble! Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov. Vous serez l’ornement de notre société… Que Dieu mette le bonheur sur votre chemin! Mon Dieu! comme je suis heureux de vous avoir rencontré! Que de fois j’ai pensé à vous! Que de fois je me suis dit: Où est-il notre bon, noble et spirituel Vassili Mihaïlovitch!

Ils prirent un cabinet particulier. Iaroslav Ilitch commanda des hors-d’œuvre, donna l’ordre d’apporter de l’eau-de-vie et, tout ému, regarda Ordynov.

– J’ai beaucoup lu depuis vous, commença-t-il d’une voix timide, un peu obséquieuse; j’ai lu tout Pouchkine…»

Ordynov le regardait distraitement.

– Quelle extraordinaire description de la passion humaine! Mais, avant tout, permettez-moi de vous exprimer ma reconnaissance. Vous avez tant fait pour moi par la noblesse de l’inspiration, des belles idées…

– Pardon…

– Non, permettez, j’aime à rendre justice; et je suis fier qu’au moins ce sentiment ne soit pas éteint en moi.

– Pardon. Vous n’êtes pas juste envers vous-même, et moi, vraiment…

– Non, je suis tout à fait juste! objecta avec une chaleur extraordinaire Iaroslav Ilitch. Que suis-je près de vous? Voyons!

– Mon Dieu…

– Oui.

Un silence suivit.

– Profitant de vos conseils, j’ai rompu avec plusieurs personnes vulgaires, et j’ai adouci un peu la grossièreté des habitudes… reprit Iaroslav Ilitch, d’un ton assez timide et flatteur. Les moments de liberté que me laisse mon service, je les passe la plupart à la maison. Le soir je lis quelque bon livre et… je n’ai qu’un désir, Vassili Mihaïlovitch, me rendre un peu utile à la Patrie…

– Je vous ai toujours tenu pour un homme très noble, Iaroslav Ilitch…

– Vous versez toujours le baume… noble jeune homme.

Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov.

– Vous ne buvez pas, remarqua-t-il, son émotion un peu calmée.

– Je ne puis pas. Je suis malade.

– Malade? C’est sérieux! Depuis longtemps? Comment êtes-vous tombé malade? Voulez-vous que je vous dise… Quel médecin vous soigne? Voulez-vous que je prévienne notre médecin? J’irai chez lui moi-même. C’est un homme très habile…


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