– Croyez-le ou non, finit-il par me dire, – moi, je suis persuadé que non seulement il connaît notre situation dans tous ses détails, mais que, de plus, il sait encore quelque chose que ni vous ni moi ne savons, quelque chose que nous ne saurons peut-être jamais, ou que nous apprendrons quand il sera trop tard, quand il n’y aura plus moyen de revenir en arrière!…
Je ne répondis rien, mais ces paroles donnaient fort à penser. Durant les cinq jours qui suivirent, il ne fut plus du tout question de Lipoutine entre nous. Je voyais très bien que Stépan Trophimovitch regrettait vivement de n’avoir pas su retenir sa langue et d’avoir manifesté de tels soupçons devant moi.
II
Sept ou huit jours après le consentement donné par Stépan Trophimovitch à son mariage, tandis que je me rendais, selon mon habitude, vers onze heures du matin chez le pauvre fiancé, il m’arriva une aventure en chemin.
Je rencontrai Karmazinoff [2], «le grand écrivain», comme l’appelait Lipoutine. Ses romans sont connus de toute la dernière génération et même de la nôtre; dès l’enfance, je les avais lus et j’en avais été enthousiasmé; ils avaient fait la joie de mes jeunes années. Plus tard, je me refroidis un peu pour les productions de sa plume. Les ouvrages à tendance de sa seconde manière me plurent moins que les premiers où il y avait tant de poésie spontanée; les derniers me déplurent tout à fait.
À en croire la renommée, il n’était rien que Karmazinoff mît au-dessus de ses relations avec les hommes puissants et avec la haute société. On racontait qu’il vous faisait l’accueil le plus charmant, vous comblait d’amabilités, vous séduisait par sa bonhomie, surtout s’il avait besoin de vous, et si, bien entendu, vous lui aviez été présenté au préalable. Mais, à l’arrivée du premier prince, de la première comtesse, du premier personnage dont il avait peur, il s’empressait de vous oublier avec le dédain le plus insultant, comme un copeau, comme une mouche, et cela avant même que vous fussiez sorti de chez lui; cette manière d’agir lui paraissait le suprême du bon ton. Malgré une connaissance parfaite du savoir-vivre, il était, disait-on, si follement vaniteux qu’il ne pouvait cacher son irascibilité d’écrivain même dans les milieux sociaux où l’on ne s’occupe guère de littérature. Si quelqu’un semblait se soucier peu de ses ouvrages, il en était mortellement blessé et ne respirait que vengeance.
Dès que s’était répandu chez nous le bruit de la prochaine arrivée de Karmazinoff, j’avais conçu un vif désir de le voir, et, si c’était possible, de faire sa connaissance. Je savais que je pourrais y arriver par Stépan Trophimovitch qui avait été son ami autrefois. Et voilà que, tout à coup, je le rencontre dans un carrefour. Je le reconnus tout de suite. Trois jours auparavant, on me l’avait montré se promenant en calèche avec sa gouvernante.
C’était un petit homme aux airs pincés, qu’on aurait pris pour un vieillard, quoiqu’il n’eût pas plus de cinquante ans; d’épaisses boucles de cheveux blancs sortaient de dessous son chapeau à haute forme et s’enroulaient autour d’oreilles petites et rosées. Son visage assez vermeil n’était pas fort beau; il avait un nez un peu gros, de petits yeux vifs et spirituels, des lèvres longues et minces dont le pli dénotait l’astuce. Sur ses épaules était négligemment jeté un manteau comme on en aurait porté à cette saison en Suisse ou dans l’Italie septentrionale. Mais, du moins, tous les menus accessoires de son costume: boutons de manchettes, lorgnon, bague, etc., étaient d’un goût irréprochable. Je suis sûr qu’en été il doit porter des bottines de prunelle à boutons de nacre. Quand nous nous rencontrâmes, il était arrêté au coin d’une rue et cherchait à s’orienter. S’apercevant que je le regardais avec curiosité, il m’adressa la parole d’une petite voix mielleuse, quoiqu’un peu criarde:
– Permettez-moi de vous demander le plus court chemin pour aller rue des Bœufs.
– Rue des Bœufs? Mais c’est ici tout près, m’écriai-je en proie à une agitation extraordinaire. – Vous n’avez qu’à suivre cette rue et prendre ensuite la deuxième à gauche.
– Je vous suis bien reconnaissant.
Minute maudite! je crois que j’étais intimidé et que ma physionomie avait une expression servile. Il remarqua tout cela en un clin d’œil, et, à l’instant sans doute, comprit tout, c’est-à-dire, que je savais qui il était, que je l’avais lu, que je l’admirais depuis mon enfance, et qu’en ce moment je me sentais troublé devant lui. Il sourit, inclina encore une fois la tête, et se mit en marche dans la direction que je lui avais indiquée. J’ignore comment il se fit qu’au lieu de continuer ma route, je le suivis à quelques pas de distance. Tout à coup il s’arrêta de nouveau.
– Ne pourriez-vous pas me dire où je trouverais une station de fiacres? me cria-t-il.
Vilain cri! vilaine voix!
– Une station de fiacres? Mais il y en a une à deux pas d’ici… près de la cathédrale; c’est toujours là que les cochers se tiennent, répondis-je, et peu s’en fallut que je ne courusse chercher une voiture à Karmazinoff. Je présume qu’il attendait justement cela de moi. Bien entendu, je me ravisai à l’instant même et n’en fis rien, mais mon mouvement ne lui échappa point, et l’odieux sourire de tout à l’heure reparut sur ses lèvres. Alors se produisit un incident que je n’oublierai jamais.
Il laissa soudain tomber un sac minuscule qu’il tenait dans sa main gauche. Du reste, ce n’était pas, à proprement parler, un sac, mais une petite boîte, ou plutôt un petit portefeuille, ou, mieux encore, un ridicule dans le genre de ceux que les dames portaient autrefois. Enfin, je ne sais pas ce que c’était; tout ce que je sais, c’est que je me précipitai pour ramasser cet objet.
Je suis parfaitement convaincu que je ne le ramassai pas, mais le premier mouvement fait par moi était incontestable, il n’y avait plus moyen de le cacher, et je rougis comme un imbécile. Le malin personnage tira aussitôt de la circonstance tout ce qu’il lui était possible d’en tirer.
– Ne vous donnez pas la peine, je le ramasserai moi-même, me dit-il avec une grâce exquise quand il fut bien sûr que je ne lui rendrais pas ce service. Puis il ramassa son ridicule en ayant l’air de prévenir ma politesse, et s’éloigna, après m’avoir une dernière fois salué d’un signe de tête. Je restai tout sot. C’était exactement comme si j’avais moi-même ramassé son sac. Pendant cinq minutes, je me figurais que j’étais un homme déshonoré. Ensuite je partis d’un éclat de rire. Cette rencontre me parut si drôle que je résolus de la raconter à Stépan Trophimovitch pour l’égayer un peu.