assises, entonnant le Salve Regina,

que d’abord le ravin nous empêchait de voir.

«Tant que nous disposons d’un reste de lumière,

nous dit le Mantouan qui nous avait guidés,

ne me demandez pas de vous mener près d’elles.

Du haut de l’éperon vous pourrez distinguer

les gestes et les traits de tous ceux de là-bas,

mieux qu’accueillis par eux au fond de la vallée.

Celui qui reste assis sur la plus haute place

et qui semble avoir trop négligé ses devoirs,

ne mêlant pas sa voix avec le chant des autres,

fut Rodolphe empereur, qui pouvait bien guérir

la blessure qui met l’Italie au tombeau;

et l’autre vint trop tard pour pouvoir la sauver [65].

Celui qui, devant lui, semble le consoler,

régna sur le pays baigné par l’eau qui coule

de la Moldave à l’Elbe et de l’Elbe à la mer:

c’est ce même Ottonien qui déjà dans les langes

valait mieux que son fils, le barbu Wenceslas,

vautré dans la paresse et dans les voluptés [66].

À côté, le camus qui discute à l’écart

avec cet autre esprit au visage bonhomme,

mourut en s’enfuyant et flétrissant ses lis [67].

Vous le voyez d’ailleurs se frapper la poitrine!

Et voyez son voisin, qui soupire à côté,

le visage enfoncé dans le creux de sa main:

du malheur de la France ils $ont père et beau-père;

ils connaissent sa vie abjecte et corrompue:

de là cette douleur qui les travaille ainsi.

L’homme à la forte épaule et dont le chant répond

à la voix de cet autre au nez proéminent [68],

a porté le cordon des plus rares mérites.

Après lui, si son trône avait pu demeurer

au jeune homme qui reste assis derrière lui [69],

la vertu n’aurait fait que changer de vaisseau.

Je n’en dis pas autant des autres héritiers,

car Jacques et Frédéric, qui règnent à sa place,

n’ont pas su conserver le meilleur de l’hoirie [70].

L’honnêteté des gens ne passe pas souvent

aux rejetons; Celui qui la donne le veut,

afin que nous sachions que nous la lui devons.

Cette allusion vaut autant pour ce grand nez

que pour Pierre, qu’on voit chanter à l’unisson

et qui fit tant pleurer la Provence et la Pouille [71].

Le fruit de sa semence a bien dégénéré,

d’autant plus que Constance [72] eut un meilleur mari

que ne l’eut Béatrice, ou Marguerite ensuite.

Voyez là-bas Henri, qui fut roi d’Angleterre

et vécut simplement, assis seul, à l’écart:

il eut, lui, plus de chance avec son rejeton [73].

Et celui qui, plus bas, reste étendu par terre,

regardant vers le haut, est le marquis Guillaume,

pour qui le Montferrat avec le Canavèse

ont été mis à sac par ceux d’Alexandrie.» [74]

CHANT VIII

C’était l’heure où s’empare un désir de rentrer

de l’âme des marins et attendrit leurs cœurs,

rappelant les adieux des doux amis absents,

et qui trouble d’amour le pèlerin nouveau,

lorsqu’il lui semble entendre un son lointain de cloches

pleurant la mort du jour qui s’éteint longuement;

lorsque, l’oreille enfin devenue inutile,

je m’aperçus qu’une âme s’était soudain dressée,

d’un signe de la main demandant audience.

Elle joignit ensuite et leva les deux paumes,

dirigeant son regard du côté du Levant,

comme pour dire à Dieu: «Tu fais mon seul souci!»

De ses lèvres jaillit un Te lucis ante

avec tant de douceur et si dévotement,

qu’il finit par me faire oublier qui j’étais;

et les esprits dévots, aussi pieusement,

firent chœur avec lui jusqu’à la fin de l’hymne,

avec les yeux fixés sur les sphères d’en haut.

Lecteur, aiguise bien maintenant le regard,

car je te rends du vrai si transparent le voile,

qu’il devrait t’être aisé d’en pénétrer le sens.

Comme je regardais la noble compagnie

contempler longuement le ciel en se taisant,

comme semblant attendre humblement quelque chose

je vis surgir d’en haut et descendre deux anges

qui portaient à la main des glaives flamboyants

à la pointe émoussée et privés de tranchant.

Leur tunique semblait plus verte que les feuilles

écloses fraîchement, et leurs deux ailes vertes

la faisaient voltiger derrière eux, dans les airs.

L’un d’eux vint se placer au-dessus de nos têtes,

et l’autre descendit sur la berge opposée,

si bien que les esprits restaient entre les deux.

D’où j’étais, je voyais très bien leurs têtes blondes,

mais l’œil ne pouvait pas supporter leurs regards,

comme une faculté soumise à rude épreuve.

«Ils arrivent, les deux, du giron de Marie,

expliqua Sordello, pour garder ce vallon

contre l’ancien serpent, qui doit venir bientôt.»

Et moi, qui ne savais quel était son chemin,

je regardais partout, et courus me blottir,

glacé par la terreur, contre l’épaule amie.

Sordello poursuivait: «Descendons maintenant

parmi ces grands esprits, et allons leur parler!

C’est avec grand plaisir qu’ils vont vous recevoir.»

En trois pas que je fis, j’étais déjà là-bas,

et j’y vis un esprit qui m’observait moi seul,

comme s’il eût voulu connaître qui j’étais.

C’était à l’heure où l’air devient épais et noir,

pas assez cependant pour cacher à nos yeux

ce qu’il semblait d’abord vouloir nous refuser.

Il s’avança vers moi; moi, je partis vers lui:

noble juge Nino [76], quel ne fut mon plaisir,

de voir que tu n’es pas parmi la gent damnée!

Nous n’oubliâmes lors aucun salut courtois:

puis il dit: «Depuis quand es-tu venu chez nous,

sur l’infini des eaux, au pied de la montagne?»


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