«J’aime Laurent comme un frère, dit-elle douloureusement, lorsque sa tante se tut. Puisque vous le désirez, je tâcherai de l’aimer comme un époux. Je veux vous rendre heureuse… J’espérais que vous me laisseriez pleurer en paix, mais j’essuierai mes larmes, puisqu’il s’agit de votre bonheur.»

Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise et effrayée d’avoir été la première à oublier son fils. En se mettant au lit, Mme Raquin sanglota amèrement en s’accusant d’être moins forte que Thérèse, de vouloir par égoïsme un mariage que la jeune veuve acceptait par simple abnégation.

Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie eurent une courte conversation dans le passage, devant la porte de la boutique. Ils se communiquèrent le résultat de leurs démarches, et convinrent de mener les choses rondement, en forçant les jeunes gens à se fiancer, le soir même.

Le soir, à cinq heures, Michaud était déjà dans le magasin, lorsque Laurent entra. Dès que le jeune homme fut assis, l’ancien commissaire de police lui dit à l’oreille:

«Elle accepte.»

Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle, les yeux impudemment fixés sur Laurent. Les deux amants se regardèrent pendant quelques secondes, comprirent tous deux qu’il fallait accepter la position sans hésiter et en finir d’un coup. Laurent se levant alla prendre la main de Mme Raquin, qui faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes.

«Chère mère, lui dit-il en souriant, j’ai causé de votre bonheur avec M. Michaud, hier soir. Vos enfants veulent vous rendre heureuse.»

La pauvre vieille, en s’entendant appeler «chère mère», laissa couler ses larmes. Elle saisit vivement la main de Thérèse et la mit dans celle de Laurent, sans pouvoir parler.

Les deux amants eurent un frisson en sentant leur peau se toucher. Ils restèrent les doigts serrés et brûlants, dans une étreinte nerveuse. Le jeune homme reprit d’une voix hésitante:

«Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre tante une existence gaie et paisible?

– Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous avons une tâche à remplir.»

Alors Laurent se tourna vers Mme Raquin et ajouta, très pâle:

«Lorsque Camille est tombé à l’eau, il m’a crié: “Sauve ma femme, je te la confie.” Je crois accomplir ses derniers vœux en épousant Thérèse.»

Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces mots. Elle avait reçu comme un coup dans la poitrine. L’impudence de son amant l’écrasa. Elle le regarda avec des yeux hébétés, tandis que Mme Raquin, que les sanglots étouffaient, balbutiait:

«Oui, oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heureuse, mon fils vous remerciera du fond de sa tombe.»

Laurent sentit qu’il fléchissait, il s’appuya sur le dossier d’une chaise. Michaud, qui, lui aussi, était ému aux larmes, le poussa vers Thérèse, en disant:

«Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles.»

Le jeune homme fut pris d’un étrange malaise en posant ses lèvres sur les joues de la veuve, et celle-ci se recula brusquement, comme brûlée par les deux baisers de son amant. C’étaient les premières caresses que cet homme lui faisait devant témoins; tout son sang lui monta à la face, elle se sentit rouge et ardente, elle qui ignorait la pudeur et qui n’avait jamais rougi dans les hontes de ses amours.

Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent. Leur mariage était décidé, ils touchaient enfin au but qu’ils poursuivaient depuis si longtemps. Tout fut réglé le soir même. Le jeudi suivant, le mariage fut annoncé à Grivet, à Olivier et à sa femme. Michaud, en donnant cette nouvelle, était ravi; il se frottait les mains et répétait:

«C’est moi qui ai pensé à cela, c’est moi qui les ai mariés… Vous verrez le joli couple!»

Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse. Cette pauvre créature, toute morte et toute blanche, s’était prise d’amitié pour la jeune veuve, sombre et roide. Elle l’aimait en enfant, avec une sorte de terreur respectueuse. Olivier complimenta la tante et la nièce, Grivet hasarda quelques plaisanteries épicées qui eurent un succès médiocre. En somme, la compagnie se montra enchantée, ravie, et déclara que tout était pour le mieux; à vrai dire, la compagnie se voyait déjà à la noce.

L’attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et savante. Ils se témoignaient une amitié tendre et prévenante, simplement. Ils avaient l’air d’accomplir un acte de dévouement suprême. Rien dans leur physionomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs, les désirs qui les secouaient. Mme Raquin les regardait avec de pâles sourires, avec des bienveillances molles et reconnaissantes.

Il y avait quelques formalités à remplir. Laurent dut écrire à son père pour lui demander son consentement. Le vieux paysan de Jeufosse, qui avait presque oublié qu’il eût un fils à Paris, lui répondit, en quatre lignes, qu’il pouvait se marier et se faire pendre, s’il voulait; il lui fit comprendre que, résolu à ne jamais lui donner un sou, il le laissait maître de son corps et l’autorisait à commettre toutes les folies du monde. Une autorisation ainsi accordée inquiéta singulièrement Laurent.

Mme Raquin, après avoir lu la lettre de ce père dénaturé, eut un élan de bonté qui la poussa à faire une sottise. Elle mit sur la tête de sa nièce les quarante et quelques mille francs qu’elle possédait, elle se dépouilla entièrement pour les nouveaux époux, se confiant à leur bon cœur, voulant tenir d’eux toute sa félicité. Laurent n’apportait rien à la communauté; il fit même entendre qu’il ne garderait pas toujours son emploi et qu’il se remettrait peut-être à la peinture.

D’ailleurs, l’avenir de la petite famille était assuré; les rentes des quarante et quelques mille francs, jointes aux bénéfices du commerce de mercerie, devaient faire vivre aisément trois personnes. Ils auraient tout juste assez pour être heureux.

Les préparatifs de mariage furent pressés. On abrégea les formalités autant qu’il fut possible. On eût dit que chacun avait hâte de pousser Laurent dans la chambre de Thérèse. Le jour désiré vint enfin.

Chapitre 20

Le matin, Laurent et Thérèse, chacun dans sa chambre, s’éveillèrent avec la même pensée de joie profonde: tous deux se dirent que leur dernière nuit de terreur était finie. Ils ne coucheraient plus seuls, ils se défendraient mutuellement contre le noyé.

Thérèse regarda autour d’elle et eut un étrange sourire en mesurant des yeux son grand lit. Elle se leva, puis s’habilla lentement, en attendant Suzanne qui devait venir l’aider à faire sa toilette de mariée.

Laurent se mit sur son séant. Il resta ainsi quelques minutes, faisant ses adieux à son grenier qu’il trouvait ignoble. Enfin, il allait quitter ce chenil et avoir une femme à lui. On était en décembre. Il frissonnait. Il sauta sur le carreau, en se disant qu’il aurait chaud le soir.

Mme Raquin, sachant combien il était gêné, lui avait glissé dans la main, huit jours auparavant, une bourse contenant cinq cents francs, toutes ses économies. Le jeune homme avait accepté carrément et s’était fait habiller de neuf. L’argent de la vieille mercière lui avait en outre permis de donner à Thérèse les cadeaux d’usage.

Le pantalon noir, l’habit, ainsi que le gilet blanc, la chemise et la cravate de fine toile, étaient étalés sur deux chaises. Laurent se savonna, se parfuma le corps avec un flacon d’eau de Cologne, puis il procéda minutieusement à sa toilette. Il voulait être beau. Comme il attachait son faux col, un faux col haut et roide, il éprouva une souffrance vive au cou; le bouton du faux col lui échappait des doigts, il s’impatientait, et il lui semblait que l’étoffe amidonnée lui coupait la chair. Il voulut voir, il leva le menton: alors, il aperçut la morsure de Camille toute rouge; le faux col avait légèrement écorché la cicatrice. Laurent serra les lèvres et devint pâle; la vue de cette tache, qui lui marbrait le cou, l’effraya et l’irrita, à cette heure. Il froissa le faux col, en choisit un autre qu’il mit avec mille précautions. Puis il acheva de s’habiller. Quand il descendit, ses vêtements neufs le tenaient tout roide; il n’osait tourner la tête, le cou emprisonné dans des toiles gommées. À chaque mouvement qu’il faisait, un pli de ces toiles pinçait la plaie que les dents du noyé avaient creusée dans sa chair. Ce fut en souffrant de ces sortes de piqûres aiguës qu’il monta en voiture et alla chercher Thérèse pour la conduire à la mairie et à l’église.


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