Mme Raquin les écoutait. Elle était là sans cesse, dans son fauteuil, les mains pendantes sur les genoux, la tête droite, la face muette. Elle entendait tout, et sa chair morte n’avait pas un frisson. Ses yeux s’attachaient sur les meurtriers avec une fixité aiguë. Son martyre devait être atroce. Elle sut ainsi, détail par détail, les faits qui avaient précédé et suivi le meurtre de Camille, elle descendit peu à peu dans les saletés et les crimes de ceux qu’elle avait appelés ses chers enfants.

Les querelles des époux la mirent au courant des moindres circonstances, étalèrent devant son esprit terrifié, un à un, les épisodes de l’horrible aventure. Et à mesure qu’elle pénétrait plus avant dans cette boue sanglante, elle criait grâce, elle croyait toucher le fond de l’infamie, et il lui fallait descendre encore. Chaque soir elle apprenait quelque nouveau détail. Toujours l’affreuse histoire s’allongeait devant elle; il lui semblait qu’elle était perdue dans un rêve d’horreur qui n’aurait pas de fin. Le premier aveu avait été brutal et écrasant, mais elle souffrait davantage de ces coups répétés, de ces petits faits que les époux laissaient échapper au milieu de leur emportement et qui éclairaient le crime de lueurs sinistres. Une fois par jour, cette mère entendait le récit de l’assassinat de son fils, et, chaque jour, ce récit devenait plus épouvantable, plus circonstancié, et était crié à ses oreilles avec plus de cruauté et d’éclat.

Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de ce masque blafard sur lequel coulaient silencieusement de grosses larmes. Elle montrait sa tante à Laurent, le conjurant du regard de se taire.

«Eh! laisse donc! criait celui-ci avec brutalité, tu sais bien qu’elle ne peut pas nous livrer… Est-ce que je suis plus heureux qu’elle, moi?… Nous avons son argent, je n’ai pas besoin de me gêner.»

Et la querelle continuait, âpre, éclatante, tuant de nouveau Camille. Ni Thérèse ni Laurent n’osaient céder à la pensée de pitié qui leur venait parfois, d’enfermer la paralytique dans sa chambre, lorsqu’ils se disputaient, et de lui éviter ainsi le récit du crime. Ils redoutaient de s’assommer l’un l’autre, s’ils n’avaient plus entre eux ce cadavre à demi vivant. Leur pitié cédait devant leur lâcheté, ils imposaient à Mme Raquin des souffrances indicibles, parce qu’ils avaient besoin de sa présence pour se protéger contre leurs hallucinations.

Toutes leurs disputes se ressemblaient et les amenaient aux mêmes accusations. Dès que le nom de Camille était prononcé, dès que l’un d’eux accusait l’autre d’avoir tué cet homme, il y avait un choc effrayant.

Un soir, à dîner, Laurent, qui cherchait un prétexte pour s’irriter, trouva que l’eau de la carafe était tiède; il déclara que l’eau tiède lui donnait des nausées, et qu’il en voulait de la fraîche.

«Je n’ai pu me procurer de la glace, répondit sèchement Thérèse.

– C’est bien, je ne boirai pas, reprit Laurent.

– Cette eau est excellente.

– Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait de l’eau de rivière.»

Thérèse répéta:

«De l’eau de rivière…»

Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d’idées venait d’avoir lieu dans son esprit.

«Pourquoi pleures-tu? demanda Laurent, qui prévoyait la réponse et qui pâlissait.

– Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure parce que… tu le sais bien… Oh! mon Dieu! mon Dieu! c’est toi qui l’as tué.

– Tu mens! cria l’assassin avec véhémence, avoue que tu mens… Si je l’ai jeté à la Seine, c’est que tu m’as poussé à ce meurtre.

– Moi! moi!

– Oui, toi!… Ne fais pas l’ignorante, ne m’oblige pas à te faire avouer de force la vérité. J’ai besoin que tu confesses ton crime, que tu acceptes ta part dans l’assassinat. Cela me tranquillise et me soulage.

– Mais ce n’est pas moi qui ai noyé Camille.

– Si, mille fois si, c’est toi!… Oh! tu feins l’étonnement et l’oubli. Attends, je vais rappeler tes souvenirs.»

Il se leva de table, se pencha vers la jeune femme, et, le visage en feu, lui cria dans la face:

«Tu étais au bord de l’eau, tu te souviens, et je t’ai dit tout bas: “Je vais le jeter à la rivière.” Alors tu as accepté, tu es entrée dans la barque… Tu vois bien que tu l’as assassiné avec moi.

– Ce n’est pas vrai… J’étais folle, je ne sais plus ce que j’ai fait, mais je n’ai jamais voulu le tuer. Toi seul as commis le crime.»

Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le disait, l’idée d’avoir une complice le soulageait, il aurait tenté, s’il l’avait osé, de se prouver à lui-même que toute l’horreur du meurtre retombait sur Thérèse. Il lui venait des envies de battre la jeune femme pour lui faire confesser qu’elle était la plus coupable.

Il se mit à marcher de long en large, criant, délirant, suivi par les regards fixes de Mme Raquin.

«Ah! la misérable! la misérable! balbutiait-il d’une voix étranglée, elle veut me rendre fou… Eh! n’es-tu pas montée un soir dans ma chambre comme une prostituée, ne m’as-tu pas soûlé de tes caresses pour me décider à te débarrasser de ton mari? Il te déplaisait, il sentait l’enfant malade, me disais-tu lorsque je venais te voir ici… Il y a trois ans, est-ce que je pensais à tout cela, moi? Est-ce que j’étais un coquin? Je vivais tranquille, en honnête homme, ne faisant de mal à personne. Je n’aurais pas écrasé une mouche.

– C’est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec une obstination désespérée qui faisait perdre la tête à Laurent.

– Non, c’est toi, je te dis que c’est toi, reprit-il avec un éclat terrible… Vois-tu, ne m’exaspère pas, cela pourrait mal finir… Comment, malheureuse, tu ne te rappelles rien! Tu t’es livrée à moi comme une fille, là, dans la chambre de ton mari; tu m’y as fait connaître des voluptés qui m’ont affolé. Avoue que tu avais calculé tout cela, que tu haïssais Camille, et que depuis longtemps tu voulais le tuer. Tu m’as sans doute pris pour amant afin de me heurter contre lui et de le briser.

– Ce n’est pas vrai… C’est monstrueux ce que tu dis là… Tu n’as pas le droit de me reprocher ma faiblesse. Je puis dire, comme toi, qu’avant de te connaître, j’étais une honnête femme qui n’avait jamais fait de mal à personne. Si je t’ai rendu fou, tu m’as rendue plus folle encore. Ne nous disputons pas, entends-tu, Laurent… J’aurais trop de choses à te reprocher.

– Qu’aurais-tu donc à me reprocher?

– Non, rien… Tu ne m’as pas sauvée de moi-même, tu as profité de mes abandons, tu t’es plu à désoler ma vie… Je te pardonne tout cela… Mais, par grâce, ne m’accuse pas d’avoir tué Camille. Garde ton crime pour toi, ne cherche pas à m’épouvanter davantage.»

Laurent leva la main pour frapper Thérèse au visage:

«Bats-moi, j’aime mieux ça, ajouta-t-elle, je souffrirai moins.»

Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise et s’assit à côté de la jeune femme.

«Écoute, lui dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, il y a de la lâcheté à refuser ta part du crime. Tu sais parfaitement que nous l’avons commis ensemble, tu sais que tu es aussi coupable que moi. Pourquoi veux-tu rendre ma charge plus lourde en te disant innocente? Si tu étais innocente, tu n’aurais pas consenti à m’épouser. Souviens-toi des deux années qui ont suivi le meurtre. Désires-tu tenter une épreuve? Je vais aller tout dire au procureur impérial, et tu verras si nous ne serons pas condamnés l’un et l’autre.»

Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit:

«Les hommes me condamneraient peut-être, mais Camille sait bien que tu as tout fait… Il ne me tourmente pas la nuit comme il te tourmente.

– Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et tremblant, c’est toi qui le vois passer dans tes cauchemars, je t’ai entendue crier.

– Ne dis pas cela, s’écria la jeune femme avec colère, je n’ai pas crié, je ne veux pas que le spectre vienne. Oh, je comprends, tu cherches à le détourner de toi… je suis innocente, je suis innocente!»


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