Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant l’heure. À la première occasion, il était décidé à agir carrément. Il voyait, dans l’avenir, des soirées tièdes. Tous les Raquin travailleraient à ses jouissances: Thérèse apaiserait les brûlures de son sang; Mme Raquin le cajolerait comme une mère; Camille, en causant avec lui, l’empêcherait de trop s’ennuyer, le soir, dans la boutique.

Le portrait s’achevait, les occasions ne se présentaient pas. Thérèse restait toujours là, accablée et anxieuse; mais Camille ne quittait point la chambre, et Laurent se désolait de ne pouvoir l’éloigner pour une heure. Il lui fallut pourtant déclarer un jour qu’il terminerait le portrait le lendemain. Mme Raquin annonça qu’on dînerait ensemble et qu’on fêterait l’œuvre du peintre.

Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le dernier coup de pinceau, toute la famille se réunit pour crier à la ressemblance. Le portrait était ignoble, d’un gris sale, avec de larges plaques violacées. Laurent ne pouvait employer les couleurs les plus éclatantes sans les rendre ternes et boueuses; il avait, malgré lui, exagéré les teintes blafardes de son modèle et le visage de Camille ressemblait à la face verdâtre d’un noyé; le dessin grimaçant convulsionnait les traits, rendant la sinistre ressemblance plus frappante. Mais Camille était enchanté; il disait que sur la toile il avait un air distingué.

Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu’il allait chercher deux bouteilles de vin de Champagne. Mme Raquin redescendit à la boutique. L’artiste resta seul avec Thérèse.

La jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguement devant elle. Elle semblait attendre en frémissant. Laurent hésita; il examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait, Camille pouvait revenir, l’occasion ne se représenterait peut-être plus. Brusquement, le peintre se tourna et se trouva face à face avec Thérèse. Ils se contemplèrent pendant quelques secondes.

Puis, d’un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, lui écrasant les lèvres sous les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée, et, tout d’un coup, elle s’abandonna, glissant par terre, sur le carreau. Ils n’échangèrent pas une seule parole. L’acte fut silencieux et brutal.

Chapitre 7

Dès le commencement, les amants trouvèrent leur liaison nécessaire, fatale, toute naturelle. À leur première entrevue, ils se tutoyèrent, ils s’embrassèrent, sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité eût daté de plusieurs années. Ils vivaient à l’aise dans leur situation nouvelle, avec une tranquillité et une impudence parfaites.

Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant sortir, il fut décidé que Laurent viendrait. La jeune femme lui expliqua, d’une voix nette et assurée, le moyen qu’elle avait trouvé. Les entrevues auraient lieu dans la chambre des époux. L’amant passerait par l’allée qui donnait sur le passage, et Thérèse lui ouvrirait la porte de l’escalier. Pendant ce temps, Camille serait à son bureau, Mme Raquin, en bas, dans la boutique. C’étaient là des coups d’audace qui devaient réussir.

Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une sorte de témérité brutale, la témérité d’un homme qui a de gros poings. L’air grave et calme de sa maîtresse l’engagea à venir goûter d’une passion si hardiment offerte. Il choisit un prétexte, il obtint de son chef un congé de deux heures, et il accourut au passage du Pont-Neuf.

Dès l’entrée du passage, il éprouva des voluptés cuisantes. La marchande de bijoux faux était assise juste en face de la porte de l’allée. Il lui fallut attendre qu’elle fût occupée, qu’une jeune ouvrière vînt acheter une bague ou des boucles d’oreilles de cuivre. Alors, rapidement, il entra dans l’allée; il monta l’escalier étroit et obscur, en s’appuyant aux murs gras d’humidité. Ses pieds heurtaient les marches de pierre; au bruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui lui traversait la poitrine. Une porte s’ouvrit. Sur le seuil, au milieu d’une lueur blanche, il vit Thérèse en camisole, en jupon, tout éclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, elle se pendit à son cou. Il s’échappait d’elle une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement lavée.

Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n’avait jamais vu cette femme. Thérèse, souple et forte, le serrait, renversant la tête en arrière, et, sur son visage, couraient des lumières ardentes, des sourires passionnés. Cette face d’amante s’était comme transfigurée; elle avait un air fou et caressant; les lèvres humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tordue et ondoyante, était belle d’une beauté étrange, toute d’emportement. On eût dit que sa figure venait de s’éclairer en dedans, que des flammes s’échappaient de sa chair. Et, autour d’elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds, un air pénétrant et âcre.

Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corps inassouvi se jeta éperdument dans la volupté. Elle s’éveillait comme d’un songe, elle naissait à la passion. Elle passait des bras débiles de Camille dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d’un homme puissant lui donnait une brusque secousse qui la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de femme nerveuse éclatèrent avec une violence inouïe; le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait ses veines, se mit à couler, à battre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore. Elle s’étalait, elle s’offrait avec une impudeur souveraine. Et, de la tête aux pieds, de longs frissons l’agitaient.

Jamais Laurent n’avait connu une pareille femme. Il resta surpris, mal à l’aise. D’ordinaire, ses maîtresses ne le recevaient pas avec une telle fougue; il était accoutumé à des baisers froids et indifférents, à des amours lasses et rassasiées. Les sanglots, les crises de Thérèse l’épouvantèrent presque, tout en irritant ses curiosités voluptueuses. Quand il quitta la jeune femme, il chancelait comme un homme ivre. Le lendemain, lorsque son calme sournois et prudent fut revenu, il se demanda s’il retournerait auprès de cette amante dont les baisers lui donnaient la fièvre. Il décida d’abord nettement qu’il resterait chez lui. Puis il eut des lâchetés. Il voulait oublier, ne plus voir Thérèse dans sa nudité, dans ses caresses douces et brutales, et toujours elle était là, implacable, tendant les bras. La souffrance physique que lui causait ce spectacle devint intolérable.

Il céda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au passage du Pont-Neuf.

À partir de ce jour Thérèse entra dans sa vie. Il ne l’acceptait pas encore, mais il la subissait. Il avait des heures d’effrois, des moments de prudence et, en somme, cette liaison le secouait désagréablement; mais ses peurs, ses malaises tombaient devant ses désirs. Les rendez-vous se suivirent, se multiplièrent.

Thérèse n’avait pas de ces doutes. Elle se livrait sans ménagement, allant droit où la poussait la passion. Cette femme que les circonstances avait pliée et qui se redressait enfin, mettait à nu son être entier, expliquait sa vie.

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle se traînait sur sa poitrine, et, d’une voix encore haletante:

«Oh! si tu savais combien j’ai souffert! J’ai été élevée dans l’humidité tiède de la chambre d’un malade. Je couchais avec Camille; la nuit je m’éloignais de lui écœurée par l’odeur fade de son corps. Il était méchant et entêté; il ne voulait pas prendre les médicaments que je refusais de partager avec lui; pour plaire à ma tante, je devais prendre toutes les drogues. Je ne sais pas comment je ne suis pas morte… Ils m’ont rendue laide, mon pauvre ami, ils m’ont volé tout ce que j’avais, et tu ne peux m’aimer comme je t’aime.»


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