Chose incroyable! Pas un instant, Gallet ne douta qu’elle eût dit vrai. Dès les premiers mots, il l’avait crue, tant le regard en dit plus long que les lèvres. Mais la première surprise fut si forte qu’elle paralysa jusqu’à ces manifestations de la terreur que Mouchette épiait déjà sur le visage de son amant. La détresse du lâche, à son paroxysme, si elle n’éclate au dehors, surexcite au dedans toutes les forces de l’instinct, donne à la brute à demi lucide une puissance presque illimitée de dissimulation, de mensonge. Ce n’était pas l’horreur du crime qui clouait Gallet sur place, mais en un éclair il s’était vu lié pour toujours à son affreuse amie, complice non de l’acte, mais du secret. Comment livrer ce secret, sans se livrer? Puisqu’il était trop tard pour en arrêter l’aveu, il dirait non! Quelle autre ressource?… Non et non! à l’évidence même. «Non! Non! Non! Non!» hurlait la peur. Et déjà il eût voulu assener ce non! comme un poing fermé sur la terrible bouche accusatrice… Seulement… Seulement… L’enquête était close; le non-lieu rendu… Seulement: savait-il tout? Mouchette gardait-elle quelque preuve? Qu’elle se livrât, il était capable de détourner le coup: l’entêtement ordinaire aux juges, la bizarrerie du crime, l’oubli qui déjà recouvrait la mémoire d’un homme, jadis craint ou détesté, l’autorité de la famille Malorthy – par-dessus tout le témoignage du médecin parlementaire – c’en était assez pour emporter les scrupules défaillants d’un magistrat. L’exaltation de Mouchette, et les probables divagations de sa colère rendaient vraisemblable l’hypothèse d’une crise de démence dont Gallet ne doutait point d’ailleurs qu’elle éclatât bientôt pour de bon… Mais encore, lucide ou folle, que dirait la perfide avant que se fût refermée sur elle la porte capitonnée du cabanon? Si rapidement que se succédassent ces hypothèses contradictoires dans la pensée du malheureux, il retrouva sa finesse paysanne pour dire sans ironie:
– Je ne voulais pas te mettre en colère… Je ne juge pas ton acte, s’il a été toutefois commis. Le métier de séducteur d’enfant de quinze ans a ses risques… Mais je t’interrogerai, puisque tu m’en pries. Tu parles à un ami… à un confesseur. (Il baissait la voix malgré lui, avec l’accent de l’angoisse.)
– … Tu n’as donc point couché chez toi dans la nuit du 26 au 27?
– Cette question!
– Alors, ton père?
– Il dormait, bien sûr! répondit Mouchette. De sortir sans être vue, ça n’est pas malin!
– Et de rentrer?
– De rentrer aussi, dame! À trois heures du matin, il n’entendrait pas Dieu tonner.
– Mais le lendemain, ma chérie, quand ils ont su?…
– Ils ont cru au suicide, comme tout le monde. Papa m’a embrassée. Il avait vu M. le marquis la veille. M. le marquis n’avait rien avoué. «Il a pris peur tout de même», a dit papa… Il a dit aussi: «Pour le mioche, on s’arrangera; Gallet a le bras long.» Car ils voulaient te demander conseil. Mais je n’ai pas voulu.
– Tu n’as donc rien avoué non plus?
– Non!
– Et sitôt le… l’acte commis… tu t’es sauvée?
– J’ai couru seulement jusqu’à la mare pour laver mes souliers.
– Tu n’as rien pris, rien emporté?
– Qu’est-ce que j’aurais pris?
– Et qu’as-tu fait de tes souliers?
– Je les ai brûlés, avec mes bas, dans notre four.
– J’ai vu le… j’ai examiné le cadavre, dit encore Gallet. Le suicide semblait évident. Le coup avait été tiré si près!
– Sous son menton, oui, dit Mouchette. J’étais tellement plus petite que lui, et il avançait tout droit… Il n’avait pas peur.
– Le… le défunt avait-il en sa possession des objets… des lettres?…
– Des lettres! fit Mouchette en haussant dédaigneusement les épaules. Pour quoi faire?
«Cela paraît vraisemblable», pensa Gallet. Et il entendit avec surprise sa propre voix répéter tout haut sa pensée.
– Tu vois! triompha Mouchette. Ça pesait vraiment trop dans ma tête! Elle peut venir maintenant, ta Zéléda, tu vas voir! Je serai sage comme une image. «Bonjour, Germaine.» (Elle se levait pour faire devant la glace une révérence.) Bonjour, madame…
Mais le médecin de Campagne ne sut pas dissimuler plus longtemps. Contracté par la peur, il se détendit tout à coup, et laissa échapper sa ruse, comme un animal pressé par les chiens, enfin libre, lâche l’urine.
– Ma fille, tu es folle, dit-il dans un long soupir.
– Hein? Quoi? s’écria Mouchette. Tu…
– Je ne crois pas un mot de cette histoire-là.
– Ne le répète pas deux fois, dit-elle entre ses dents. Il agitait la main en souriant, comme pour l’apaiser.
– Écoute, Philogone, reprit-elle d’une voix suppliante (et l’expression de son visage changeait plus vite même que la voix). J’ai menti tout à l’heure; je faisais la brave. C’est vrai que je ne peux plus vivre, ni respirer, ni voir seulement le jour à travers cet affreux mensonge. Voyons! J’ai tout dit maintenant! Jure-moi que j’ai tout dit?
– Tu as fait un vilain rêve, Mouchette. Elle supplia de nouveau:
– Tu me rendras folle. Si je doute de cela aussi, que croirai-je? Mais qu’est-ce que je dis, reprit-elle, d’une voix perçante. Depuis quand refuse-t-on de croire la parole d’un assassin qui s’accuse, et qui se repent? Car je me repens!… Oui… oui…
Je te ferai ce tour de me repentir, moi qui te parle. Et, si tu m’en défies, j’irai leur raconter à tous mon rêve, ce fameux rêve! Ton rêve!
Elle éclata de rire. Gallet reconnut ce rire, et blêmit.
– J’ai été trop loin, bégaya-t-il. C’est bon, Mouchette, c’est bon, n’en parlons plus.
Elle consentit à baisser le ton:
– Je t’ai fait peur, dit-elle.
– Un peu, fit-il. Tu es en ce moment si nerveuse, si impulsive… Laissons cela. J’ai mon opinion faite, à présent.
Elle tressaillit.
– En tout cas, tu n’as rien à craindre. Je n’ai rien vu, rien entendu. D’ailleurs, ajouta-t-il imprudemment, moi, ni personne…
– Cela signifie?
– Que vraie ou fausse, ton histoire ressemble à un rêve…
– C’est-à-dire?
– Qui t’a vue sortir? Qui t’a vue rentrer? Quelle preuve a-t-on? Pas un témoin, pas une pièce à conviction, pas un mot écrit, pas même une tache de sang… Suppose que je m’accuse moi-même. Nous serions manche à manche, ma petite. Pas de preuves!
Alors… Alors il vit Mouchette se dresser devant lui, non pas livide, mais au contraire le front, les joues et le cou même d’un incarnat si vif que, sous la peau mince des tempes, les veines se dessinèrent, toutes bleues. Les petits poings fermés le menaçaient encore, quand le regard de la misérable enfant n’exprimait déjà plus qu’un affreux désespoir, comme un suprême appel à la pitié. Puis cette dernière lueur s’éteignit, et le seul délire vacilla dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche et cria.
Sur une seule note, tantôt grave et tantôt aiguë, cette plainte surhumaine retentit dans la petite maison, déjà pleine d’une rumeur vague et de pas précipités. D’un premier mouvement le médecin de Campagne avait rejeté loin de lui le frêle corps refroidi, et il essayait à présent de fermer cette bouche, d’étouffer ce cri. Il luttait contre ce cri, comme l’assassin lutte avec un cœur vivant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontré par hasard le cou vibrant, Germaine était morte, car chaque geste du lâche affolé avait l’air d’un meurtre. Mais il n’étreignait en gémissant que la petite mâchoire et nulle force humaine n’en eût desserré les muscles… Zéléda et Timoléon entrèrent en même temps.
– Aidez-moi! supplia-t-il… Mlle Malorthy…, une crise de démence furieuse…, en pleine crise… Aidez-moi, nom de Dieu!,…
Timoléon prit les bras de Mouchette et les maintint en croix sur le tapis. Après une courte hésitation, Mme Gallet saisit les jambes. Le médecin de Campagne, les mains enfin libres, jeta sur le visage de la folle un mouchoir imbibé d’éther. L’affreuse plainte, d’abord assourdie, finit par s’éteindre tout à fait. L’enfant, vaincue, s’abandonna.
– Cours chercher un drap, dit Gallet à sa femme.
On y roula Mlle Malorthy, désormais inerte. Timoléon courut prévenir le brasseur. Le soir même, elle était transportée en automobile à la maison de santé du docteur Duchemin. Elle en sortit un mois plus tard, complètement guérie, après avoir accouché d’un enfant mort.