– Mademoiselle Yseult ne se souvient pas de moi? dit-il en s’adressant à mademoiselle de Villepreux, après avoir échangé quelques mots avec Joséphine.

La pâle Yseult le regarda fixement d’un air indéfinissable, lui fit une légère inclination de tête, et reporta les yeux sur le livre de poste qu’elle consultait.

– Nous avons fait autrefois de belles parties de barres dans le jardin, reprit Isidore avec la confiance de la sottise.

– Et vous n’en ferez plus, répondit le vieux comte d’un ton glacial, ma petite-fille ne joue plus aux barres. – Allons! postillon, cent sous de guides, ventre à terre!

– Pour un homme qui a tant d’esprit, se dit Isidore stupéfait en regardant courir la berline, voilà une parole bien oiseuse. Je sais bien que sa petite-fille ne doit plus jouer aux barres. Est-ce qu’il croit que j’y joue encore, moi?

Remonter sur son bidet et suivre la voiture, fut pour Lerebours père l’affaire d’un instant. S’il était parfois troublé, irrésolu à la veille de l’événement, on le retrouvait toujours à la hauteur de sa position dans les grandes choses. Il prit donc résolument le galop, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, non plus qu’à son bidet.

– Le Solognot de votre papa court bien! dit le garçon d’écurie en amenant à Isidore, d’un air demi-niais, demi-narquois, son bidet noir.

– Mon Beauceron court mieux, répondit Isidore en lui jetant une pièce de monnaie d’une manière méprisable qu’il croyait méprisante, et il fit mine d’enfourcher le bidet; mais le Beauceron, qui avait ses raisons pour n’être pas de bonne humeur, commença à reculer et à détacher des ruades de mauvais augure. Isidore l’ayant brutalisé sur nouveaux frais, il fallut bien se soumettre; mais Beauceron, en sentant l’éperon lui déchirer le flanc, partit comme un trait, l’oreille couchée en arrière et le cœur plein de vengeance.

– Prenez garde de tomber, pas moins! cria le garçon d’écurie, en faisant sauter dans le creux de sa main la mince monnaie qu’il venait de recevoir.

Isidore, emporté par Beauceron, passa auprès de la berline avec le fracas de la foudre. Les chevaux de poste en furent effrayés et se jetèrent un peu de côté, ce qui tira le vieux comte de sa rêverie et mademoiselle Yseult de sa lecture.

– Ce butor va se casser la mâchoire, dit M. de Villepreux avec indifférence.

– Il nous fera verser, répondit Yseult avec le même sang-froid.

– Il n’a pas changé à son avantage, ce jeune homme, dit la marquise avec un ton de bonté compatissante qui fit sourire sa compagne.

Isidore, arrivé à une côte assez rude, ralentit son cheval afin d’attendre la voiture. Il n’était pas fâché de se montrer aux dames sur cette vigoureuse bête qui le secouait impétueusement et qu’il se flattait de faire caracoler à la portière du côté d’Yseult.

– Cette petite pimbêche a été fort sotte avec moi tout à l’heure, se disait-il; elle croit pouvoir me traiter comme un enfant; il est bon de lui montrer que je suis un homme, et tout à l’heure, en me voyant passer bride abattue, elle a dû faire quelques réflexions sur ma bonne mine.

La voiture gagnait aussi la côte, et montait au pas. Le comte, penché à la portière, adressait quelques questions à son intendant: c’était le moment pour Isidore de briller du côté des demoiselles, qui précisément le regardaient. Beauceron, toujours fort contrarié, secondait, sans le vouloir, les intentions de son maître en roulant de gros yeux et s’encapuchonnant d’un air terrible. Mais un incident inattendu changea bien fatalement l’orgueil du cavalier en colère et en confusion. Le Beauceron, battu par lui dans l’écurie et ne sachant à qui s’en prendre, avait mordu la Grise, une pauvre vieille jument fort paisible qui se trouvait maintenant attelée en troisième à la berline. La Grise ne sentit pas plutôt le Beauceron passer et repasser auprès d’elle, que son ressentiment s’éveilla. Elle lui lança un coup de pied auquel le bidet voulut riposter; Isidore trancha le différend en appliquant à sa monture de vigoureux coups de cravache à tort et à travers; le Beauceron hors de lui se cabra si furieusement que force fut au cavalier de se prendre aux crins; le postillon, impatienté des distractions de la Grise, allongea un coup de fouet qui atteignit le Beauceron; celui-ci perdit patience: et de sauts en écarts, de soubresauts en ruades réitérées, le vaillant Isidore fut désarçonné et disparut dans la poussière.

– Voilà ce que j’attendais! dit le comte avec son calme imperturbable.

M. Lerebours courut ramasser son fils, la bonne Joséphine devint pâle, la voiture allait toujours.

– S’est-il tué? demanda le comte à son petit-fils qui, du haut du siège, en se retournant, voyait la piteuse figure d’Isidore.

– Il ne s’en porte que mieux! répondit le jeune homme en riant.

Le valet de chambre et le postillon en firent autant, surtout quand ils virent Beauceron, débarrassé de son fardeau et bondissant comme un cabri, passer auprès d’eux et gagner le large au grand galop.

– Arrêtez! dit le comte; cet imbécile est peut-être éclopé de l’aventure.

– Ce n’est rien, ce n’est rien! s’empressa de crier M. Lerebours en voyant la voiture arrêtée; il ne faut pas que M. le comte se retarde.

– Mais si fait! dit le comte, il doit être moulu , et d’ailleurs le voilà à pied; car, au train dont va le cheval, il aura gagné l’écurie avant son maître. Allons, mon fils va rentrer dans la voiture, et le vôtre montera sur le siège.

Isidore tout rouge, tout sali, tout ému, mais s’efforçant de rire et de prendre l’air dégagé, s’excusa; le comte insista avec ce mélange de brusquerie et de bonté qui était le fond de son caractère.

– Allons, allons, montez! dit-il d’un ton absolu, vous nous faites perdre du temps.

Il fallut obéir. Raoul de Villepreux entra dans la berline, et Isidore monta sur le siège d’où il eut le loisir de voir courir son cheval dans le lointain. Tout en répondant, comme il pouvait, aux condoléances malignes du valet de chambre, il jetait à la dérobée un regard inquiet dans la voiture. Il s’aperçut alors que mademoiselle de Villepreux se cachait le visage dans son mouchoir. Avait-elle été épouvantée de sa chute au point d’avoir des attaques de nerfs? On l’eût dit à l’agitation de toute sa personne, jusqu’alors si roide et si calme. Le fait est qu’elle avait été prise d’un fou-rire en le voyant reparaître, et, comme il arrive aux personnes habituellement sérieuses, sa gaieté était convulsive, inextinguible. Le jeune Raoul, qui, malgré sa nonchalance et le peu de ressort de son esprit, était persifleur de sang-froid comme toute sa famille, entretenait l’hilarité de sa sœur par une suite de remarques plaisantes sur la manière ridicule dont Isidore avait fait le plongeon. Le parler lent et monotone de Raoul rendait ces réflexions plus comiques encore. La sensible marquise n’y put tenir, malgré l’effroi qu’elle avait eu d’abord, et le rire s’empara d’elle comme de sa cousine. Le comte, voyant ces trois enfants en joie, renchérit sur les plaisanteries de son petit-fils avec un flegme diabolique. Isidore n’entendait rien, mais il voyait rire Yseult qui, renversée au fond de la voiture, n’avait plus la force de s’en cacher. Il en fut si amèrement blessé, que dès cet instant il jura de l’en punir, et une haine implacable contre cette jeune personne s’alluma dans son âme vindicative et basse.


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