– Pierre, répondit le Corinthien, je sens que tu es entre deux devoirs: le saint Devoir de liberté et le devoir filial qui n’est pas moins sacré. Il faut que tu partages ton fardeau. J’en veux prendre la moitié. Tu resterais ici pour obéir aux lois de la société, et moi j’irai chez ton père. J’inventerai quelque prétexte pour t’excuser, et je me mettrai à l’ouvrage à ta place. Une heure d’attention va me suffire pour recevoir tes instructions. Je sais comme tu démontres, et tu sais comme je t’écoute. Viens dans le jardin, et avant la nuit je me mettrai en route. Je coucherai chez la Jambe-de -bois, et, avant le jour, je prendrai la diligence qui passe par là. Demain soir je serai chez ton père, après-demain matin dans la chapelle de ton vieux château. De cette manière tout s’arrangera, et tu auras l’esprit tranquille.
– Cher Amaury, répondit Pierre Huguenin, je n’attendais pas moins de ton amitié et d’un cœur comme le tien; mais je ne puis accepter ton dévouement. Il est probable que le concours aura lieu, et je ne dois ni ne veux que tu perdes l’occasion de te faire connaître et d’acquérir de la gloire. Ce n’est pas parce que tu es mon élève, mais je suis certain que tu es le plus fort de ceux qui se présenteront au concours. Si tu ne remportes le prix du compas d’or, du moins tu feras de telles preuves de talent qu’il en sera parlé sur le Tour de France. De pareilles occasions ne se présentent que rarement, et souvent elles décident de tout l’avenir d’un ouvrier. À Dieu ne plaise que je te fasse perdre celle qui peut s’offrir demain!
– Et moi, je veux la perdre, répondit le Corinthien, et je la perdrais dans tous les cas. Les paroles que tu viens de dire devant l’assemblée sont tombées dans mon cœur, comme le bon grain dans le sillon fertile. Il m’a semblé qu’un nuage s’enlevait de terre entre nous deux, et que je t’avais aimé jusqu’ici à travers un voile. Oui, mon ami, tu ne m’avais pas semblé autre chose qu’un compagnon instruit, honnête et bon. À présent, je vois bien que tu es plus que cela, plus qu’un ouvrier, plus qu’un homme peut-être. Que vais-je te dire? Je me disais: Si le Christ revenait parmi nous et qu’il passât devant cette maison, que ferait-il? Il verrait la Savinienne au seuil, avec son air affable et ses deux beaux enfants, et il les bénirait. Et alors la Savinienne le prierait d’entrer; elle laverait ses pieds poudreux et brûlants, et elle abriterait ses petits dans les plis de la robe du Sauveur tandis qu’elle irait lui chercher l’eau la plus pure pour étancher sa soif. Et pendant ce temps, le fils du charpentier interrogerait les enfants, et il saurait d’eux qu’il y a là, dans la grange, des hommes qui parlent et qui concertent quelque chose. Alors l’homme divin voudrait connaître le cœur de ses frères, de ses fils, les pauvres travailleurs. Il entrerait dans la grange, et ne dédaignerait pas de s’asseoir, comme nous, sur une botte de paille, lui qui naquit sur la paille d’une étable; puis il écouterait.
La Savinienne, inquiète de voir Pierre et Amaury quitter l’assemblée et s’enfoncer dans le jardin pour causer avec chaleur, les y avait suivis. Peu à peu elle s’était approchée; et, appuyée sur le dossier de leur banc, elle les écoutait. Pierre la voyait bien, mais il était heureux qu’elle entendît les discours exaltés du Corinthien, et il se gardait de trahir sa présence. Quand le Corinthien se tut, la Savinienne lui dit avec un soupir: – Je voudrais que Savinien fût encore là pour vous entendre; mais j’espère que dans le ciel il vous voit et vous bénit. Corinthien, vous avez un cœur et un esprit comme je n’en ai jamais connus…, si ce n’est mon pauvre Savinien; mais il lui restait encore bien des choses à apprendre, et, comme l’on dit, la vérité sort de la bouche des enfants.
Pierre sourit de joie en voyant que la Savinienne comprenait le Corinthien. Il vit la rougeur et le transport de son ami, quand la Mère lui tendit la main en lui disant: – C’est à la vie et à la mort entre nous pour l’estime, mon fils Amaury.
– Et pour l’amitié? s’écria le jeune homme enhardi et troublé à la fois.
– Amitié veut dire une chose entre les hommes, et une autre entre hommes et femmes, répondit-elle naïvement. Vous avez la mienne comme si nous étions deux hommes ou deux femmes.
Amaury ne répondit rien. La robe noire de la veuve lui imposait silence. Elle s’éloigna, et Pierre reprit, en regardant son ami qui la suivait des yeux: – Et maintenant, frère, veux-tu encore partir? N’es-tu pas retenu ici par quelque chose de plus cher et de plus sérieux que la gloire?
– Je serais à la veille d’être son mari, répondit le Corinthien, que pour sauver ton honneur je partirais encore. Mais nous n’en sommes pas là. Je ne peux rester ici. Je ne sais où je prendrais la force de ne jamais dire ce que je pense; et ce que je pense, une femme en deuil ne doit pas l’entendre. Je manquerais à moi-même, à la mémoire de Savinien; je perdrais l’estime de la Savinienne, et tout cela malgré moi. Fais-moi partir, Pierre, tu me rendras service, peut-être plus qu’à toi-même.