Le bruit se rapprochait. La lune, à son plein, brillait d’un vif éclat, argentant la route. Le terrain était très sec; impossible de relever la trace de nos chevaux.

«Les voilà, murmura Sapt.

– C’est le duc!

– Je le pensais», répondit-il.

C’était le duc, en effet, accompagné d’un gros homme que je connaissais bien, Max Holf, frère de Jean, le garde-chasse et valet de chambre de Sa Seigneurie. Maître et valet étaient tout près de nous: le duc arrêta son cheval. Je vis le doigt de Sapt caresser la détente de son revolver.

Il aurait, j’en suis sûr, donné dix ans de sa vie pour pouvoir tirer; c’eût été tout plaisir; il aurait cueilli le duc Noir aussi aisément que j’aurais descendu un poulet dans une basse-cour. Je posai ma main sur son bras. Il me fit de la tête un signe qui me rassura. Il était toujours prêt à sacrifier ses préférences personnelles à son devoir.

«Vaut-il mieux aller au château ou au pavillon? demanda le duc Noir.

– Au château, je crois, Monseigneur, reprit son compagnon; au moins, là, nous saurons la vérité.»

Le duc hésita un instant.

«Il m’avait semblé entendre le bruit de chevaux au galop.

– Je n’ai rien entendu, Monseigneur.

– Il me semble que mieux vaudrait aller au pavillon.

– Méfiez-vous, Monseigneur. Si tout est bien, à quoi bon aller au pavillon? Dans le cas contraire, qui peut nous assurer que ce n’est pas un piège?»

Tout à coup, le cheval du duc se mit à hennir; dans la crainte qu’un des nôtres ne lui répondît, nous jetâmes nos manteaux sur la tête de nos braves bêtes. En même temps, nous tenions nos pistolets braqués sur le duc et son compagnon. S’ils nous avaient découverts, c’étaient des hommes morts.

Michel réfléchit un moment encore, puis s’écria: «Va pour le château!»

Et donnant de l’éperon, il partit au galop. Sapt le suivit longtemps des yeux avec une telle expression de regret et de convoitise que je ne pus m’empêcher de rire. Nous attendîmes environ dix minutes.

«Vous avez entendu? fit Sapt: on a fait dire au duc Noir que tout allait bien.

– Qu’est-ce que cela peut vouloir dire?

– Dieu seul le sait, reprit Sapt, les sourcils froncés. En tout cas, la nouvelle l’a fait accourir en toute hâte.»

Nous remontâmes à cheval, et nous nous remîmes en route aussi vite que l’état de fatigue de nos chevaux nous le permettait.

Pendant ces derniers milles, ni Sapt ni moi n’ouvrîmes la bouche. Nous avions le cœur dévoré d’inquiétude.

«Tout est bien», avait dit le compagnon du duc Noir. Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire? Tout était-il bien pour le roi?

Enfin, nous aperçûmes le pavillon, et, mettant nos chevaux au galop, nous atteignîmes la grille. Silence complet, par un bruit, pas une âme. Nous mîmes pied à terre. Tout à coup Sapt me saisit le bras.

«Regardez», dit-il, en me montrant le sol.

Je regardai et vis cinq ou six mouchoirs déchirés, arrachés, en lambeaux.

«Qu’est-ce que cela signifie? demandai-je.

– Ce sont les mouchoirs avec lesquels j’avais ficelé là vieille, répondit-il. Attachez les chevaux et avançons.»

La porte s’ouvrit sans résistance et nous nous trouvâmes dans la salle témoin de la scène de la veille. Les bouteilles vides jonchaient encore le sol, la table était restée servie. «Avançons», répétait Sapt, que son calme commençait à abandonner.

Nous nous élançâmes vers les caves. La porte de la cave au charbon était toute grande ouverte.

«Ils ont déniché la vieille», fis-je.

Nous étions maintenant en face de la cave au vin. Elle était fermée, et paraissait de tout point dans l’état où nous l’avions laissée le matin même.

«Allons, ça va bien», fis-je.

Au même moment, Sapt poussa un formidable juron. Il était pâle comme la mort et, du doigt, me montrait le plancher.

Sous la porte, un mince filet rouge avait coulé, s’étendant jusque dans le passage où il avait séché. Sapt, défaillant, s’était adossé au mur opposé; moi, j’essayai d’ouvrir la porte; elle était fermée a clef.

«Où est Joseph? murmura Sapt.

– Où est le roi?» répondis-je.

Sapt tira sa gourde et la porta à ses lèvres, tandis que je courais à la salle à manger où je saisis un lourd tisonnier avec lequel je m’attaquai à la porte.

Affolé, surexcité, je frappai à grands coups; je déchargeai même deux coups de revolver dans la serrure. Enfin, la porte céda.

«Une lumière!» criai-je.

Mais Sapt restait à demi pâmé contre la muraille. Le pauvre homme était bien plus ému que moi, cela va sans dire, étant passionnément attaché à son maître. Il n’avait pas peur pour lui-même, car personne ne le vit jamais avoir peur; mais qu’allions-nous trouver dans cette cave noire? Cette pensée aurait suffi à faire pâlir le plus brave.

J’allai chercher un des candélabres dans la pièce voisine et je l’allumai; en revenant, je sentais tout au long du chemin la cire chaude qui tombait goutte à goutte sur ma main tremblante; en sorte que je ne pouvais guère mépriser le colonel Sapt pour l’agitation où il se trouvait… J’arrivai pourtant à la porte de la cave. La tache rouge, tournant de plus en plus au brun sombre, s’étendait à l’intérieur. J’avançai de deux mètres environ, tenant le flambeau au-dessus de ma tête. Je vis les casiers à vins pleins de bouteilles, je vis des araignées courant le long des murs; je vis aussi une couple de flacons vides gisant sur le sol, et c’est alors que, dans un coin, j’aperçus le corps d’un homme étendu sur le dos, les bras en croix, une horrible blessure à la gorge. Je m’avançai, et je m’agenouillai auprès du cadavre, priant Dieu pour l’âme du serviteur fidèle, car c’était le corps du pauvre Joseph, qui s’était fait tuer en défendant le roi.

Quelqu’un s’appuyait lourdement sur mon épaule; je me retournai, et j’aperçus dans l’obscurité les yeux de Sapt qui brillaient d’un éclat étrange.

«Le roi? Oh! mon Dieu, le roi?» murmurait-il d’une voix étranglée.

J’élevai encore le flambeau, éclairant ainsi les parties les plus sombres de la cave.

«Le roi n’est plus ici», répondis-je.


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