«Vous ne vous inquiétez pas de savoir où est votre cousin Michel?
– Mon cousin Michel?… Je l’appelle le duc de Strelsau.
– Pourtant vous l’appelez Michel quand vous le rencontrez.
– Oui, pour obéir aux ordres de votre frère.
– Et maintenant pour obéir aux miens.
– Si telle est votre volonté.
– Sans nul doute. Nous devons tous nous appliquer à plaire à notre bien-aimé frère Michel.
– M’ordonnerez-vous aussi de recevoir ses amis?
– Les Six?
– C’est ainsi que vous les appelez, vous aussi?
– Pour être à la mode, il le faut bien. Mais ma volonté est que vous ne receviez que les gens qu’il vous plaît de recevoir.
– Sauf vous-même…
– En ce qui me concerne, je vous en prie: je ne puis pas l’ordonner…»
Comme je parlais, une clameur s’éleva dans la rue. La princesse courut à la fenêtre.
«C’est lui! s’écria-t-elle. C’est le duc de Strelsau!»
Je souris sans rien dire. La princesse se rassit et, pendant quelques instants, nous restâmes silencieux. Le bruit au-dehors avait cessé; mais j’entendais un brouhaha, des allées et venues dans le salon d’attente. Je me mis à parler de choses et d’autres. La conversation s’animait, et je commençais à me demander ce qu’avait bien pu devenir Michel lorsque tout à coup, à ma grande surprise, Flavie, joignant les mains, s’écria d’une voix troublée:
«Est-ce sage de l’exaspérer, de le mettre en colère?
– Quoi? qui mettre en colère? en quoi faisant?
– Mais en le faisant attendre.
– Ma chère cousine, je n’ai aucune envie de le faire attendre.
– En ce cas, faut-il le faire entrer?
– Mais sans doute, si tel est votre désir.»
Elle me jeta un regard étonné.
«Vous êtes étrange, fit-elle; vous savez bien qu’on ne fait jamais entrer personne quand vous êtes auprès de moi.»
Délicieux attribut de la royauté!
«J’approuve fort cette étiquette, m’écriai-je, mais je l’avais totalement oubliée… Et si j’étais seul avec une autre personne, n’auriez-vous pas, vous, le droit d’entrer?
– Pourquoi me demander ce que vous savez mieux que moi? Moi, je puis toujours entrer, étant du même sang.»
Elle me regardait de plus en plus étonnée.
«Jamais je n’ai pu me mettre dans la tête ces règles stupides, fis-je, pestant intérieurement contre Fritz, qui avait oublié de me mettre au courant. Mais je vais réparer mon erreur.»
Je m’élançai, ouvris la porte toute grande et m’avançai dans le salon d’attente.
Michel, assis devant une table, avait l’air sombre. Toutes les autres personnes présentes étaient debout, sauf cet impertinent de Fritz, qui restait assis sur un fauteuil, flirtant avec la comtesse Helga.
Il se leva précipitamment quand j’entrai, ce qui souligna d’une façon plus marquée son attitude précédente. Je compris pourquoi le duc n’aimait pas Fritz.
Je m’avançai, tendant la main à mon bon frère. Il la prit, et je l’embrassai. Puis je l’entraînai dans le salon particulier de la princesse.
«Frère, dis-je, si j’avais su que vous fussiez ici, vous n’eussiez pas attendu une minute; j’aurais tout de suite demandé à la princesse la permission de vous introduire auprès d’elle.»
Il me remercia avec froideur. Le duc était un homme supérieur, mais il ne savait pas dissimuler ses sentiments.
Toutefois, il essayait de me persuader qu’il était ma dupe et me prenait réellement pour le roi. Pouvait-il avoir un doute à cet égard? Non, certes! Alors, combien il devait souffrir d’être obligé de me témoigner tant de respect, et plus encore de m’entendre dire: «Michel» ou «Flavie»!
«Quoi! Sire, vous êtes blessé à la main? fit-il avec intérêt.
– Oui, c’est en jouant avec un gros dogue à moi, un métis (je prenais plaisir à l’exaspérer). Vous savez, frère, que ces animaux-là ont, en général, assez mauvais caractère.»
Il eut un sourire méchant tandis que ses yeux se fixaient sur les miens.
«Êtes-vous sûr que la morsure ne puisse être dangereuse? s’écria Flavie inquiète.
– Ce n’est rien, cette fois, répondis-je; mais, peut-être, si je lui donnais occasion de mordre plus fort, la chose pourrait être plus grave.
– Promettez-moi de ne plus jouer avec lui, supplia Flavie.
– Qui sait?
– S’il vous mordait encore!
– Il essayera, je n’en doute pas», repris-je en souriant.
Puis, craignant que Michel ne laissât échapper un mot trop vif que j’eusse été forcé de relever, je commençai à lui faire compliment de la magnifique condition de son régiment et de la façon dont il m’avait accueilli le jour de mon couronnement. De là, je me lançai dans une description enthousiaste du pavillon de chasse où il m’avait offert l’hospitalité. C’en était trop. Il se leva précipitamment, la colère l’étouffait, et, murmurant une excuse, il se retira.
Près de la porte, toutefois, il se retourna et dit:
«J’ai là trois de mes amis qui sont très désireux d’être présentés à Votre Majesté.»
Je le rejoignis immédiatement et passai mon bras sous le sien. Son visage avait revêtu un masque de douceur. Nous entrâmes ainsi dans la salle d’attente bras dessus, bras dessous, en bons frères. Michel fit un signe et trois hommes s’avancèrent.
«Ces messieurs, fit Michel avec un air de politesse qui lui seyait fort bien, sont les plus fidèles et les plus dévoués serviteurs de Votre Majesté, des amis personnels à moi, des amis à toute épreuve.
– Ces deux titres me les rendent d’autant plus chers. Je suis enchanté de faire leur connaissance.»
Ils s’avancèrent l’un après l’autre, s’inclinèrent et me baisèrent la main.
De Gautel, un grand garçon maigre avec des cheveux coupés en brosse, très raide, la moustache cirée; Bersonin, le Belge, un bel homme de taille moyenne, chauve, bien qu’il n’eût pas plus de trente ans; enfin, Detchard, l’Anglais, un individu avec une figure en lame de couteau, des cheveux blonds coupés court et le teint rouge. Un beau gars, bien fait, large d’épaules, mince de hanches. Un solide lutteur, mais un fourbe à coup sûr, pensai-je.
Je lui adressai la parole en anglais en affectant un léger accent étranger qui le fit sourire. Je vis le sourire, bien qu’il passât comme un éclair.
«M. Detchard est dans le secret», pensai-je.
Après m’être débarrassé de mon bon frère et de ses amis, je rentrai pour faire mes adieux à la princesse. Elle m’attendait debout auprès de la porte. Je pris sa main dans les miennes.
«Rodolphe, fit-elle en baissant la voix, soyez prudent, je vous en prie.
– Prudent?
– Vous savez ce que je veux dire. Pensez que votre vie est précieuse, que vous la devez…
– Que je la dois?…
– À votre pays.»
Ai-je eu raison, ai-je eu tort de pousser les choses si loin? Je ne sais. Le moment était grave, je n’eus pas le courage de lui dire la vérité.
«À mon pays seulement?»
Une vive rougeur empourpra son charmant visage.
«À vos amis aussi, fit-elle.
– Et à votre cousine, à votre humble servante», murmura-t-elle très bas.
L’émotion me suffoquait. Je baisai sa main et me retirai en me maudissant. Au-dehors je trouvai maître Fritz encore occupé à causer avec la comtesse Helga.
«Au diable! fit-il, nous ne pouvons pas toujours conspirer.»
Fritz, qui jusque-là avait marché à mes côtés, se mit respectueusement à ma suite.