«Pas un mot! dit-elle, le temps nous presse. Écoutez-moi. Je vous connais, monsieur Rassendyll. C’est moi qui vous ai écrit cette lettre, sur l’ordre du duc.

– C’est bien ce que j’avais pensé.

– Dans vingt minutes, trois hommes seront ici pour vous tuer.

– Trois! Les trois?

– Oui, il ne faut pas les attendre. Si vous tardez, c’en est fait de vous.

– À moins que je ne me débarrasse de mes ennemis.

– Écoutez, écoutez! Une fois mort, on portera votre corps dans quelque quartier mal famé de la ville. C’est là qu’on le trouvera. Michel alors fera arrêter tous vos amis, le colonel Sapt et le capitaine von Tarlenheim en premier, proclamera l’état de siège à Strelsau et enverra un message à Zenda, où les trois autres acolytes sont chargés d’assassiner le roi. Le duc se fait reconnaître roi, ou, s’il ne se sent pas assez fort, il fait reconnaître la princesse.

«De toute façon, il l’épouse et devient roi de fait et bientôt de nom. Comprenez-vous?

– C’est un joli complot. Mais pourquoi vous, madame…?

– Que j’agisse par charité ou par jalousie, qu’importe, mon Dieu? Me faudra-t-il voir ce mariage? Maintenant, partez et rappelez-vous ceci – c’était surtout cela que j’avais à vous dire – c’est que toujours et partout, le jour comme la nuit, vous êtes en danger. Trois hommes déterminés, incapables de pitié, vous guettent, montent la garde autour de vous. Trois autres hommes guettent les premiers. Les sbires de Michel ne vous perdent jamais de vue. Si une fois ils vous trouvaient seul, c’en serait fait de vous! Maintenant, partez. Non, attendez; la porte doit être déjà gardée à cette heure. Descendez doucement: au-delà du pavillon, à cent mètres environ contre le mur, vous trouverez une échelle. Escaladez le mur et fuyez.

– Et vous? demandai-je.

– J’ai une partie difficile à jouer. Si Michel découvre ce que j’ai fait, nous ne nous reverrons pas. Sinon, il se peut que je… Mais, il n’importe. Partez sur l’heure.

– Que lui direz-vous?

– Que vous n’êtes pas venu, que vous avez deviné le piège.

Je pris sa main et la baisai.

«Madame, vous avez rendu un grand service au roi, cette nuit. Dans quelle partie du château le tient-on enfermé?»

Elle répondit si bas que je dus tendre l’oreille. J’écoutais avidement.

«Au-delà du pont-levis il y a une lourde porte, derrière cette porte… Mais chut!… j’entends du bruit.»

On eût dit, en effet, des pas au-dehors.

«Ils viennent! ils arrivent avant l’heure. Dieu du ciel! ils sont en avance.»

Et elle devint pâle comme la mort.

«Il me semble, au contraire, fis-je, qu’ils arrivent à point.

– Fermez votre lanterne. Regardez par cette fente de la porte. Les voyez-vous?»

Je mis mon œil contre la fente. Sur la première marche, j’aperçus trois silhouettes vagues. J’armai mon revolver.

«Quand vous en tueriez un, et après?»

Une voix du dehors, une voix qui parlait l’anglais sans le moindre accent, disait:

«Monsieur Rassendyll!»

Je ne répondis pas.

«Nous avons à vous parler. Voulez-vous promettre de ne pas tirer avant que nous ayons achevé?

– Est-ce à monsieur Detchard que j’ai l’honneur de parler? demandai-je.

– Laissons là les noms.

– Alors, ne vous embarrassez pas du mien.

– Très bien, Sire. Je suis porteur d’une offre pour vous.»

J’avais toujours l’œil collé à la fente. Je vis mes trois coquins gravir les marches, le revolver au poing.

«Voulez-vous nous laisser entrer? Nous nous engageons sur l’honneur à respecter la trêve.

– Ne vous y fiez pas, me souffla Antoinette.

– Pourquoi ne pas nous entretenir à travers la porte? fis-je.

– Qui nous dit que vous n’allez pas l’ouvrir tout à coup et faire feu sur nous? reprit Detchard. Nous sommes sûrs d’être les plus forts à la fin, mais nous ne sommes pas sûrs de ne pas laisser un ou deux d’entre nous sur le carreau. Voulez-vous nous donner votre parole d’honneur que vous ne tirerez pas tant que durera l’entretien?

– Ne vous fiez pas à ces gens-là», murmura encore Antoinette.

Une idée me traversa l’esprit. Je réfléchis un instant… Ce n’était pas impossible.

«Je vous donne ma parole, repris-je, que je ne tirerai pas avant vous; seulement je ne vous laisserai pas entrer. Restez dehors, et dites ce que vous avez à dire.

– C’est bien!» répondit-il.

Les trois amis gravirent la dernière marche et se rangèrent tout contre la porte.

Je collai mon oreille à la fente, aucune parole n’arrivait jusqu’à moi; je voyais seulement la tête de Detchard penchée vers le plus grand de ses compagnons, de Gautel, à ce que je présumai.

«Hum! fis-je à part moi, on complote.»

Puis j’ajoutai tout haut:

«Eh bien! messieurs, j’attends vos offres.

– Un sauf-conduit jusqu’à la frontière et deux millions de francs en bon argent anglais.

– Non, non, n’acceptez pas, fit Antoinette très bas à mon oreille; ne vous y fiez pas: ce sont des traîtres.

– Voilà qui est généreux», répondis-je, tout en continuant à surveiller leurs mouvements à travers la fente de la porte.

Ils étaient maintenant serrés les uns contre les autres.

Je savais quel projet les bandits nourrissaient au fond de leur cœur, et je n’avais pas besoin de l’avertissement d’Antoinette. Leur intention était de bondir sur moi dès que j’aurais engagé la conversation avec eux.

«Permettez-moi de réfléchir un instant», dis-je, et je crus entendre au-dehors un rire aussitôt étouffé.

Je me tournai vers Antoinette.

«Serrez-vous contre le mur, pour ne pas vous trouver dans la ligne de tir, lui dis-je à l’oreille.

– Que voulez-vous faire? demanda-t-elle épouvantée.

– Vous allez voir.»

Alors je saisis par les pieds la table de fer, ce qui n’était qu’un jeu pour un homme de ma force. Le dessus de la table, en avançant devant moi, formait un écran qui protégeait absolument ma tête et tout le haut de mon corps. Je passai ma lanterne dans ma ceinture et m’assurai que mon revolver était à portée. Au même moment, je vis la porte qui remuait tout doucement: peut-être était-ce le vent, peut-être une main qui la poussait du dehors.

Je m’éloignai autant que possible, tenant toujours ma table devant moi. Puis je leur criai:

«Messieurs, j’accepte vos offres, m’en fiant à votre honneur. Si vous voulez bien ouvrir la porte…

– Ouvrez-la vous-même, dit Detchard.

– Elle ouvre en dehors. Reculez-vous ou je vous bousculerai en la poussant.»

Je m’avançai et fourrageai dans la serrure; après quoi, je retournai sur la pointe des pieds reprendre ma première position.

«Je ne peux pas l’ouvrir! criai-je. La serrure est embrouillée.

– Je vais bien l’ouvrir, moi! cria Detchard. Laissez donc, Bersonin! Pourquoi pas? Depuis quand un homme seul vous fait-il peur?»

Je souris. Une minute plus tard, la porte cédait. À la lueur de ma petite lanterne, j’aperçus les trois comparses pressés l’un contre l’autre, le revolver au poing. Alors avec un grand cri je m’élançai, franchissant le seuil: trois coups partirent, trois balles s’aplatirent contre mon bouclier improvisé. Je tombai au milieu de mes ennemis avec ma table; nous roulâmes tous ensemble, sacrant, jurant, jusque sur le gazon, au-dessous du perron. Antoinette de Mauban poussait des cris perçants. Je fus bientôt sur pied.

De Gautel et Bersonin, ahuris, ne savaient où ils en étaient, Detchard se trouvait pris sous la table. Au moment où je me relevai, il la repoussa et fit feu de nouveau.

Je tirai à mon tour, presque à bout portant.

Un formidable blasphème s’échappa de ses lèvres. Je ne m’arrêtai pas, comme vous pensez, pour entendre ses imprécations; je filai comme un lièvre et courus le long du mur.

On me poursuivait; à tout hasard, je me retournai et fis feu.

«Dieu soit loué! m’écriai-je, elle ne m’a pas trompé: l’échelle est là.»

Le mur était très élevé et garni d’une frise de fer; mais, grâce à l’échelle, je l’eus escaladé en une minute.

Retournant sur mes pas, j’aperçus les chevaux, et, comme j’approchais, j’entendis un coup de feu. C’était Sapt.


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