«Ce monsieur souffre beaucoup? demanda la jeune fille, d’un ton de vive sympathie.
– Il n’est pas plus malade que lorsqu’il est venu ici pour la première fois, mon enfant», fis-je, en rejetant mon manteau en arrière.
Elle tressaillit et poussa un petit cri, en disant: «Le roi! Je l’avais bien dit à mère, je n’ai eu qu’à regarder son portrait. Oh! Sire, pardonnez-moi.
– Il ne me semble pas que j’aie grand-chose à vous pardonner.
– Mon bavardage…
– Je vous pardonne ce que vous avez dit.
– Je vais vite aller prévenir ma mère.
– Non, fis-je, en prenant un air sévère. Nous ne sommes pas ici, ce soir, pour nous amuser. Occupez-vous de nous monter à dîner, et ne dites à personne que le roi est ici.»
Elle revint au bout de quelques minutes, l’air grave; on voyait cependant que sa curiosité était vivement excitée.
«Et comment va Jean? demandai-je en me mettant à table.
– Quoi, ce garçon, monsieur?… Je veux dire Votre Majesté.
– Inutile. Oui, comment va Jean?
– Nous le voyons à peine maintenant.
– Et pourquoi cela?
– Je lui ai fait comprendre que je trouvais qu’il venait trop souvent, reprit-elle en secouant sa jolie tête.
– Alors, il boude et ne vient plus du tout?
– Précisément.
– Mais vous pourriez aisément le ramener si vous vouliez, dis-je avec un sourire.
– Peut-être.
«Ce n’est pas seulement ce que je lui ai dit qui le tient éloigné, Sire. Il est très occupé au château.
– Les chasses sont terminées, pourtant?
– Oui, Sire, mais il est occupé à la maison.
– Comment, Jean fait office de fille de chambre?» La petite avait une envie folle de bavarder.
«Que voulez-vous? Il n’y a pas une femme dans la maison, du moins parmi les serviteurs. On dit, mais ce n’est peut-être pas vrai, Sire…
– Nous prendrons le commérage pour ce qu’il vaut: on dit?…
– En vérité, Sire, j’ai honte de vous répéter ce que l’on dit.
– Prenez courage, voyez, nous n’avons pas l’air bien terribles.
– On dit qu’il y a une grande dame au palais, mais qu’il n’y a pas d’autre femme. C’est Jean qui fait le service de ces messieurs.
– Pauvre Jean! Il doit être surmené. Il me semble pourtant que, s’il le voulait bien, il pourrait trouver une demi-heure pour venir vous voir.
– Cela dépendrait de l’heure, Sire.
– L’aimez-vous? demandai-je.
– Moi, Sire? bien sûr que non.
– Mais vous êtes dévouée au roi, et vous ne demandez pas mieux que de le servir?
– Oui, Sire.
– En ce cas, donnez rendez-vous à Jean pour demain soir, dix heures, au second kilomètre, sur la route de Zenda. Dites-lui que vous y serez, et que vous comptez qu’il vous ramènera à la maison.
– Vous ne lui voulez pas de mal, Sire?
– Non, il ne lui arrivera rien s’il fait ce qu’on lui dit. Mais en voilà assez, ma mie. Exécutez mes ordres, et prenez garde que personne ne sache que le roi est venu ici.»
Je parlais d’un ton sévère, mais je pris soin d’adoucir l’effet de mon observation en me montrant fort généreux.
Après quoi, nous dînâmes, et, m’emmitouflant de nouveau, Fritz ouvrant la marche, nous descendîmes et reprîmes nos chevaux.
Il n’était guère plus de huit heures et demie lorsque nous nous remîmes en route; il faisait encore jour; les rues regorgeaient de monde; les gens, sur le pas de leurs portes, parlaient avec animation. Avec le roi d’un côté et le duc Noir de l’autre, Zenda semblait véritablement être le centre de toute la Ruritanie.
Nous traversâmes la ville au pas; dès que nous fûmes en pleine campagne, nous prîmes une allure plus vive.
«Vous voulez attraper ce Jean? demanda Fritz.
– Oui, et je crois que j’ai bien amorcé mon hameçon. Il ne suffit pas, mon cher, de n’avoir pas de femmes dans la maison, bien qu’en prenant cette précaution notre frère témoigne d’un commencement de sagesse; pour être absolument en sûreté, il faudrait n’en avoir pas à cinquante milles à la ronde.»
Nous atteignîmes l’avenue du château; bientôt nous fûmes en vue de l’habitation.
En entendant résonner sur le sable le pas de nos chevaux, Sapt s’élança.
«Dieu soit loué! cria-t-il; vous voilà sains et saufs. Les avez-vous rencontrés?
– Qui cela?» demandai-je en descendant de cheval. Il nous attira de côté, afin que les grooms ne pussent entendre notre conversation.
«Mon enfant, me dit-il, il ne faut pas aller et venir par ici sans une bonne escorte. Vous connaissez Bernenstein, un beau garçon tout jeune, un des meilleurs d’entre nous?»
Je le connaissais, en effet; c’était un beau cavalier, presque aussi grand que moi, et très blond.
«Eh bien! il est couché là-haut, avec une balle dans le bras.
– Mille tonnerres!
– Après le dîner, il est sorti seul pour faire un tour dans les bois, en ayant soin pourtant de ne pas s’éloigner. Il a, à un moment, aperçu trois hommes dans un fourré: l’un a tiré. Comme il était sans arme, il a pris sa course vers la maison. Un second coup de feu l’a atteint au bras. Il a eu toutes les peines du monde à se traîner jusqu’ici, et s’est évanoui en arrivant. Ils n’ont pas osé le poursuivre. C’est une chance.»
Sapt s’arrêta, puis ajouta:
«Ami, cette balle vous était destinée.
– Sans aucun doute, Michel entame les hostilités.
– Je voudrais bien savoir qui étaient ces trois individus, dit Fritz.
– Ne croyez pas, Sapt, repris-je, que j’aie perdu mon temps, ce soir. Je vais vous conter ce que j’ai fait. Mais, vive Dieu! fis-je, en m’interrompant…
– Quoi donc? demanda Sapt.
– Je pense, repris-je, que ce serait bien mal reconnaître l’hospitalité de la Ruritanie si, avant de partir, je ne la débarrassais de ces fameux Six. Avec l’aide de Dieu, je jure qu’il n’en restera pas un vivant.»
Sapt acquiesça de la tête.