XIV Le moment décisif approche

Mon bon peuple de Ruritanie eût été fort étonné s’il avait surpris ma conversation avec Jean, sur laquelle s’est terminé le chapitre précédent, car les rapports officiels avaient répandu partout la nouvelle que j’avais été blessé grièvement à la chasse.

Les bulletins que je faisais rédiger devant moi, et qui constataient un état très sérieux, causèrent dans la ville la plus violente surexcitation.

Pendant ce temps survenaient trois ordres d’événements: d’abord j’offensai gravement la Faculté de médecine de Strelsau en refusant d’admettre à mon chevet aucun de ses professeurs, sauf un jeune docteur, ami de Fritz, et en qui nous pouvions avoir confiance. Secondement, je reçus un mot du maréchal Strakencz m’informant que mes ordres ne semblaient pas avoir plus de poids que les siens au sujet de la princesse Flavie qui partait pour Tarlenheim, escortée par lui bien contre son gré (nouvelle qui n’eut pas de peine à me rendre fier et heureux). Et, troisièmement, mon frère, le duc de Strelsau, quoiqu’il fût trop bien informé pour croire à la prétendue cause de ma maladie, était encore persuadé, par ce qui lui en était rapporté et par mon apparente inaction, que j’étais en réalité incapable d’agir et que ma vie peut-être était en danger. C’est ce que j’appris de Jean en qui j’avais été forcé de mettre ma confiance et que j’avais renvoyé à Zenda, où, au fait, Rupert Hentzau l’avait fouetté de la belle façon pour avoir osé sortir du château. Ceci, Jean ne pouvait le pardonner à Rupert, et l’approbation que le duc avait donnée à cette punition avait plus fait pour m’attacher le garde que toutes mes promesses.

Sur l’arrivée de Flavie, je ne puis insister. La joie qu’elle ressentit à me trouver debout et en bonne santé, alors qu’elle s’attendait à me voir dans un lit, luttant avec la mort, fut un tableau dont mes yeux conserveront toujours le souvenir; et les reproches qu’elle m’adressa pour n’avoir pas eu confiance en elle doivent excuser les moyens que j’employai pour les apaiser.

À la vérité, l’avoir près de moi une fois encore était comme le goût du ciel pour une âme damnée, d’autant plus exquisément doux qu’est plus inévitable le jugement qui doit survenir. Aussi me réjouis-je de pouvoir passer deux jours entiers en sa compagnie. Ces deux jours terminés, le duc de Strelsau arrangea une partie de chasse. C’est que le moment décisif approchait.

Sapt et moi, après de longues hésitations, nous avions résolu de risquer le grand coup, encouragés d’ailleurs par les rapports de Jean, qui disaient que le roi avait mauvaise mine, était pâle et souffrant. Pauvre roi! il se mourait d’ennui et de chagrin; faut-il s’en étonner, et ne vaut-il pas mieux, pour un homme, qu’il soit roi ou non, risquer sa vie et mourir en gentilhomme que de pourrir ainsi dans une cave?

Cette pensée rendait une prompte action désirable dans l’intérêt même du roi. À mon propre point de vue, elle devenait de plus en plus nécessaire.

Car Strakencz me pressait au sujet de mon mariage avec Flavie et mes propres inclinations s’accordaient si bien avec l’insistance du chancelier que j’eus peur de la résolution à prendre. Je ne crois pas que j’eusse jamais commis cet acte auquel je rêvais; mais j’aurais été amené à prendre la fuite, et ma fuite eût ruiné la cause.

C’est peut-être la chose la plus étrange qu’on ait jamais pu voir dans l’histoire d’un pays que le frère du roi et le sosie du roi, à une époque de paix profonde, auprès d’une tranquille ville de province, sous l’apparence de l’amitié, engageant une lutte désespérée pour la personne et la vie du roi. Tel est, en effet, le combat qui commença bientôt entre Zenda et Tarlenheim. Lorsque je fais un retour en arrière, il me semble que je fus alors frappé de folie. Sapt m’a dit que je ne souffrais aucune intervention et que je n’écoutais aucune remontrance; et si jamais un roi de Ruritanie gouverna en despote, je puis dire qu’en ce moment-là je fus ce roi. De quelque côté que se portassent mes regards, je n’apercevais rien qui pût me rendre la vie aimable, et je prenais ma vie dans ma main et je la portais sans la moindre attention comme quelqu’un qui balancerait avec dédain un vieux gant.

D’abord ils se disposèrent à me garder, à écarter de moi les risques, à me persuader que je ne devais pas m’exposer. Mais, lorsqu’ils s’aperçurent que j’étais décidé à tout, soit qu’ils connussent, soit qu’ils ne connussent pas la vérité, ils sentirent croître en eux le sentiment que le Destin seul fixerait l’issue de l’affaire et qu’il fallait me laisser jouer tout seul mon jeu contre le duc Noir.

Le lendemain soir, je quittai la table où j’avais soupé en compagnie de Flavie, venue, malgré toutes mes remontrances, pour soigner ma blessure, et je la reconduisis jusqu’à la porte de son appartement.

Là, je lui baisai la main, et je pris congé en lui souhaitant une bonne nuit, un heureux réveil, une longue suite de jours de bonheur; puis j’allai changer de costume et je sortis.

Sapt et Fritz m’attendaient, armés jusqu’aux dents, montés sur de solides chevaux et accompagnés de six hommes également à cheval. Sapt portait devant lui, sur sa selle, un rouleau de cordes. Quant à moi, pour toutes armes, je m’étais muni d’un gros gourdin et d’un long couteau.

Nous fîmes un détour pour éviter la ville, et, au bout d’une heure, nous gravissions la colline qui mène au château de Zenda. La nuit était noire, très orageuse; des rafales de vent et de pluie passaient, nous sifflant aux oreilles, tandis que les grands arbres pleuraient et gémissaient.

Lorsque nous arrivâmes auprès d’un petit bois, à environ un quart de mille du château, nous nous arrêtâmes, et nos six compagnons reçurent l’ordre de nous attendre, cachés dans un fourré. Sapt avait eu soin d’emporter un sifflet. Au premier coup de sifflet, nos hommes devaient accourir à notre secours.

Mais, jusqu’à présent, nous n’avions rencontré personne. J’espérais que Michel ne s’était pas encore mis sur ses gardes, me croyant toujours alité. Quoi qu’il en soit, nous atteignîmes sans encombre le haut de la colline que coupe à pic le fossé. Sur le bord du fossé s’élevait un arbre auquel Sapt attacha fortement la corde qu’il avait apportée. J’enlevai mes bottes, je bus à ma gourde une gorgée d’eau-de-vie, je fis jouer mon couteau dans sa gaine, et pris mon gourdin entre mes dents. Ceci fait, serrant la main de mes amis sans prendre garde au regard suppliant de Fritz, je saisis la corde et me laissai glisser dans le fossé. Je voulais regarder de près la fameuse échelle de Jacob.

Doucement, j’entrai dans l’eau. Je fis en nageant le tour des grands murs qui me regardaient d’un air rébarbatif. Il faisait très sombre; je ne voyais pas à plus de trois mètres au-dessus de ma tête, et, comme j’avais soin de raser les vieux murs moussus, tout couverts de plantes aquatiques, j’avais les plus grandes chances de ne pas être vu. Quelques lumières brillaient dans la partie neuve du château, en face, et, de temps à autre, des éclats de rire et un bruit de voix arrivaient jusqu’à moi. Il me sembla reconnaître celle du jeune Hentzau; je me le représentai animé, à moitié gris. Mais il ne s’agissait pas de cela, et il ne fallait pas perdre de vue le but de mon expédition. Je m’arrêtai un moment pour reprendre haleine. Si Jean avait bien décrit la position du cachot du roi, je devais me trouver dans les environs de la fenêtre.

J’avançais avec mille précautions. Tout à coup, autant que l’obscurité pouvait le permettre, je crus distinguer une forme vague. Qu’était-ce? J’avançai: c’était le fameux tuyau qui décrivait une sorte d’arc de cercle, en allant de la fenêtre jusqu’à l’eau. On l’apercevait sur une longueur d’un mètre cinquante environ; il avait à peu près la grosseur de deux hommes. J’allais m’en approcher, lorsque j’aperçus une chose qui me cloua sur place et me fit battre le cœur.

Un petit canot allongeait son nez pointu le long du tuyau; je tendis l’oreille, et il me sembla entendre un léger bruit, le bruit d’un homme qui se retourne.

Qui pouvait être là, dans ce bateau? À qui Michel avait-il confié la garde de son invention? Le gardien était-il éveillé ou dormait-il? Je m’assurai que mon couteau était à portée de ma main, et, du pied, je cherchai le fond.

À ma grande surprise, je rencontrai la terre ferme: les fondations du château, avançant de vingt-cinq à trente centimètres, formaient saillie, et c’est sur cette saillie que je me trouvais debout, avec de l’eau jusqu’aux aisselles. Alors, je me penchai, cherchant à percer les ténèbres, à voir sous le tuyau, là où forcément, par l’arc de cercle qu’elle décrivait, la longue machine laissait un espace vide.

Et j’aperçus un homme couché au fond de la barque; à côté de lui, un fusil, dont le canon reluisait dans l’ombre. C’était la sentinelle! L’homme ne bougeait pas. J’écoutai.

Sa respiration était bruyante, régulière, monotone. Il dormait.

Alors, je m’agenouillai sur la saillie du mur, et je me glissai sous le tuyau jusqu’à ce que ma tête fût à cinquante centimètres de la sienne.

C’était un immense gaillard, que je reconnus, au premier coup d’œil, pour le frère de Jean, Max Holf. Ma main se porta à ma ceinture, je tirai mon poignard. De tous les actes de ma vie, c’est celui peut-être auquel il m’est le plus pénible de penser: j’ai peur de me répondre lorsque je m’interroge et que je me demande si j’ai agi loyalement.

Mais, au moment même, je n’hésitai pas. Et le pouvais-je? La vie du roi n’était-elle pas en jeu? Je me redressai contre le bateau qui ne bougeait pas, amarré qu’il était contre la paroi du rocher, et, retenant ma respiration, je choisis le point où je devais frapper, et je levai le bras. Le grand diable s’agita, ouvrit les yeux tout grands, toujours plus grands, me regarda épouvanté, et chercha son fusil. C’est alors que je le frappai. Au même moment, le refrain d’une chanson m’arrivait de la rive opposée.


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