II Où il est question de cheveux roux
Mon oncle William disait toujours qu’un homme qui voyage ne pouvait faire moins, lorsqu’il passait par Paris, que de s’y arrêter vingt-quatre heures. Mon oncle s’enorgueillissait d’une sérieuse expérience du monde, et je suivis son conseil en restant à Paris un jour et une nuit. J’allai chercher George Featherly à l’ambassade et nous dînâmes au cabaret, après quoi nous nous rendîmes à l’Opéra. Puis, ayant soupé fort gentiment, nous passâmes chez Bertram Bertrand, poète de quelque réputation et correspondant à Paris du Critic. Son appartement était assez confortable et nous y rencontrâmes quelques joyeux compagnons bavardant et fumant. Je fus frappé cependant par l’air sombre et comme absent de Bertram; quand ses hôtes se furent éclipsés et que nous nous trouvâmes seuls, je l’entrepris sur son absorbante préoccupation. Il fit quelques feintes pendant un moment, mais, à la fin, se jetant sur un sofa, il s’écria:
«Eh bien! je me rends. Je suis épris, éperdument épris!
– Oh! dis-je par manière de consolation, ce sera pour vous une occasion d’écrire un merveilleux poème!»
Il ébouriffa sa chevelure d’un revers de main, et se mit à fumer avec furie. George Featherly, debout le dos à la cheminée, souriait cruellement.
«Si c’est l’ancienne histoire, dit-il, vous pouvez étrangler cela net, Bert; elle quitte Paris demain.
– Je le sais bien, observa Bertram avec brusquerie.
– Il est vrai que cela ne ferait pas une grande différence si elle restait, poursuivit George, inexorable. Elle vole plus haut que les gribouilleurs de papier, mon vieux!
– Qu’elle aille au diable! dit Bertram.
– Votre conversation serait beaucoup plus intéressante pour moi, me hasardai-je à observer, si je savais de qui vous voulez parler.
– Antoinette Mauban, dit George. – De Mauban, grogna Bertram.
– Ah! oh! fis-je, sans insister sur la question du de, vous ne voulez pas dire, Bert…
– Oh! qu’on me laisse tranquille.
– Et où part-elle?» demandai-je, car la dame en question jouissait d’une certaine renommée.
George jouait avec une poignée de monnaie; il sourit malicieusement au pauvre Bertram et répondit plaisamment:
«Personne ne le sait. Au fait, Bert, j’ai rencontré chez elle un homme considérable l’autre soir… il y a environ un mois. Le connaissez-vous?… le duc de Strelsau.
– Si je le connais!… grommela Bertram.
– Un gentilhomme tout à fait accompli, à ce que je crois.»
Il n’était pas difficile de comprendre que les allusions de George relatives au duc n’avaient d’autre but que d’aggraver la contrariété de Bertram, d’où il conclut que le duc avait distingué par ses attentions Mme de Mauban. C’était une veuve riche, fort belle, et, d’après les bruits qui couraient sur elle, très ambitieuse. Il était tout à fait possible que, comme l’insinuait George, elle volait aussi haut que ce personnage qui était tout ce que l’on pouvait être, sauf qu’il ne jouissait pas d’un rang strictement royal. Car le duc était le fils du feu roi de Ruritanie, mais issu d’un second mariage morganatique, par conséquent demi-frère du nouveau roi. Il avait été le favori de son père et de fâcheux commentaires avaient accueilli son élévation au titre de duc sous le nom d’une ville qui n’était autre que la capitale elle-même. Sa mère était simplement une femme d’une bonne mais modeste naissance.
«Il n’est pas à Paris, n’est-ce pas? demandai-je.
– Oh! non! Il est retourné là-bas pour assister au couronnement du roi, une cérémonie qui, je dois le dire, ne le réjouira pas beaucoup. Allons, Bert, vieux camarade, ne désespère pas. Il n’épousera pas la belle Antoinette, du moins… tant qu’un autre plan ne viendra pas à échouer. Car, peut-être…» Il fit une pause, puis ajouta, en riant: «Il est bien difficile de résister à des attentions royales, n’est-ce pas… ne croyez-vous pas, Rodolphe?
– Allons! en voilà assez», dis-je. Et, me levant, je laissai le désespéré Bertram aux mains de George et rentrai me coucher.
Le lendemain soir, George m’accompagna à la gare, où je pris un billet direct pour Dresde.
«Ainsi, ce sont les musées qui vous attirent?» fit-il avec un sourire incrédule.
George est le roi des potiniers. Si je lui avais dit que je m’en allais en Ruritanie, la nouvelle eût été sue à Londres dans trois jours, et à Park-Lane en moins d’une semaine. J’allais donc lui répondre d’une manière évasive quand il me sauva d’un mensonge en me quittant soudain pour traverser le quai. Le suivant des yeux, je le vis qui se découvrait devant une femme élégante et gracieuse qui sortait de la salle des bagages.
Grande, brune, un peu forte, mais encore de belle tournure, elle pouvait avoir dans les trente ou trente-deux ans. Tandis que George lui parlait, elle jeta un regard de mon côté et ma vanité souffrit à la pensée que, emmitouflé dans un manteau de fourrure avec un cache-nez au cou (c’était une froide journée d’avril) et coiffé d’un chapeau mou qui m’entrait jusqu’aux oreilles, j’étais loin d’être à mon avantage.
Un moment plus tard, George me rejoignit.
«Vous allez avoir une délicieuse compagne de voyage, dit-il: la déesse du pauvre Bertrand, Antoinette de Mauban. Elle va comme vous à Dresde… elle aussi, sans doute, pour visiter les musées. Toutefois il est étrange qu’elle ne désire pas, pour le moment, que je vous présente à elle.
– Mais je ne désire pas du tout lui être présenté, observai-je, un peu contrarié.
– Je lui ai offert de vous mener à elle, mais elle a répondu: Une autre fois. Qui sait, mon vieux, vous allez peut-être avoir la chance d’être tamponnés; vous la sauverez, et vous supplanterez le duc de Strelsau!»
Nous n’eûmes à souffrir d’aucun accident pendant le voyage et je puis certifier que Mme de Mauban arriva à bon port; car, après avoir passé une nuit à Dresde, nous reprîmes le même train le lendemain matin. Comme elle avait clairement manifesté le désir d’être seule, j’avais mis la plus grande discrétion à éviter toute occasion de la rencontrer. Mais je constatai qu’elle suivait la même route que moi lorsque je fus au terme du voyage, et je m’arrangeai de façon à jeter un œil sur elle chaque fois que je pouvais le faire sans être remarqué.
Lorsque nous arrivâmes à la frontière de Ruritanie, – où le vieil officier de garde à la douane m’examina avec un étonnement qui ne me permit plus de conserver le moindre doute sur ma ressemblance avec les Elphberg – j’achetai des journaux où je trouvai certaines nouvelles qui modifièrent quelque peu mes mouvements. Pour une raison que je ne m’expliquais pas, et qui semblait tenir du mystère, la date du couronnement avait tout à coup été avancée, et la cérémonie fixée au surlendemain. Tout le pays était sens dessus dessous: Strelsau, à n’en pas douter, devait être bondé; il était peu probable que je puisse trouver à me loger, à moins de payer des prix exorbitants. Je pris le parti de m’arrêter à Zenda, petite ville située à environ quinze lieues de la capitale et à trois lieues de la frontière. J’y arrivai vers le soir; mon intention était de passer la journée du lendemain mardi à excursionner dans les montagnes des environs, qu’on dit fort belles, de jeter un coup d’œil sur le fameux château de Zenda et de prendre le mercredi matin un train pour Strelsau; je comptais revenir le soir coucher à Zenda.
Je descendis donc à Zenda, et, comme j’attendais sur le quai que le train eût repris sa route, j’aperçus Mme de Mauban: elle s’en allait jusqu’à Strelsau, où elle avait retenu des appartements. Je souris à la pensée que George Featherly eût été considérablement surpris s’il avait pu savoir qu’elle et moi avions été compagnons de voyage pendant si longtemps.
Je fus reçu avec les plus grands égards à l’hôtel, – un hôtel modeste, – tenu par une brave dame âgée et ses deux filles. C’étaient d’excellentes gens, et que les agitations de la capitale ne paraissaient guère troubler. La vieille dame avait, au fond du cœur, un petit faible pour le duc de Strelsau qui, par le testament du roi, se trouvait maître de toute la province de Zenda et propriétaire du château qui s’élevait majestueusement sur la hauteur, à un mille à peu près de l’auberge. Elle ne se gênait pas pour exprimer hautement le regret que ce ne fût pas le duc qui régnât au lieu de son frère.
«Nous aimons tous le duc Michel; il a toujours vécu au milieu de nous; il n’est pas un Ruritanien qui ne connaisse le duc Michel. Le roi, au contraire, a passé la plus grande partie de sa vie à l’étranger. Je gage que pas une personne sur dix ici ne l’a vu.
– Et maintenant, approuva l’une des jeunes femmes, on dit qu’il a coupé sa barbe, de sorte qu’on ne le reconnaît plus du tout.
– Coupé sa barbe! s’exclama la mère. Qui a dit cela?
– C’est Jean, le garde du duc. Il a vu le roi.
– Oui, c’est vrai. Le roi est en ce moment ici dans la forêt, au pavillon de chasse du duc. C’est de là qu’il partira à Strelsau pour être couronné mercredi matin.»
Ces bavardages m’intéressaient beaucoup et je me proposai tout de suite de me rendre à pied dans la direction du pavillon, espérant avoir la chance de rencontrer le roi; la vieille dame continua, avec loquacité: