– Salut, dit ce dernier. C'est un métier joliment commode que vous faites là.

Je n'avais pas levé les yeux à leur approche, mais sur cette interpellation je redressai lentement et péniblement le dos, à la manière des cantonniers; crachai vigoureusement, à la manière des Écossais du bas peuple; et les considérai un moment avant de répondre. J'affrontai trois paires d'yeux auxquels rien n'échappait.

– Il y a des métiers pires et il y en a de meilleurs, prononçai-je sentencieusement. Pour moi, j'aimerais mieux faire comme vous, rester assis sur mon derrière toute la journée dans ces bons coussins. C'est vous qui massacrez mes routes avec vos satanées autos. Si le monde allait comme il doit, on vous forcerait à réparer ce que vous démolissez.

L'homme à l'œil luisant tiqua sur le journal posé à côté du paquet de Turnbull.

– Je vois que vous recevez les journaux assez vite, dit-il. Je jetai sur la feuille un regard négligent.

– Ouais, assez vite. Étant donné que cette feuille est parue samedi dernier, je ne l'ai que six jours en retard.

Il la ramassa, regarda l'adresse, et la reposa. L'un de ses compagnons examinait mes bottines, et d'un mot en allemand il appela sur elles l'attention de mon interlocuteur.

– Vous avez bon goût pour vos chaussures, fit-il. Celles-ci n'ont sûrement pas été fabriquées par un savetier de village.

– Comme vous dites, répliquai-je promptement. Elles ont été fabriquées à Londres. Je les ai eues du monsieur qui était ici l'an dernier pour la chasse. Comment s'appelait-il déjà?

Et je me grattai la tête d'un air préoccupé.

De nouveau le maigre parla en allemand.

– Partons, dit-il. Ce garçon est franc.

Ils me posèrent une dernière question:

– Avez-vous vu passer quelqu'un, ce matin de bonne heure? Il était peut-être à bicyclette ou peut-être à pied.

Je faillis donner dans le panneau, et leur raconter une histoire de cycliste qui serait passé à toute vitesse au petit jour. Mais j'eus l'esprit de voir le danger. Je fis semblant de réfléchir profondément.

– Je ne me suis pas levé très tôt, repris-je. Voyez-vous, ma fille s'est mariée hier, et nous nous sommes couchés tard. Je suis sorti de la maison qu'il pouvait être 7 heures, et il n'y avait personne sur la route à ce moment. Depuis que je suis monté ici, j'ai vu passer tout juste le boulanger et le berger de Ruchill, en plus de vous autres, messieurs.

L'un d'eux m'offrit un cigare, que je flairai respectueusement et fourrai dans le paquet de Turnbull. Ils remontèrent en voiture, et je les perdis de vue au bout de trois minutes.

Mon cœur bondit de soulagement, mais je continuai à brouetter mes cailloux. Je n'eus pas tort, car dix minutes plus tard l'auto repassa, et l'un de ses occupants me fit de la main un signe d'adieu. Ces nobles seigneurs ne laissaient rien au hasard.

J'achevai le pain et le fromage de Turnbull, et ne tardai pas à compléter le tas de cailloux. La suite m'inquiétait. Je ne pouvais faire indéfiniment ce métier de cantonnier. Une miséricordieuse providence avait retenu jusque-là Mr Turnbull sous son toit, mais s'il rentrait en scène, il y aurait du grabuge. Je soupçonnai que le cordon d'investissement se resserrait autour de la vallée, et que, dans quelque direction que je m'en allasse, je me heurterais à des questionneurs. Mais il me fallait sortir de là. Personne n'a les nerfs assez robustes pour supporter plus d'un jour d'être ainsi épié.

Je restai à mon poste jusque vers 5 heures. J'avais alors résolu de gagner à la nuit tombée la cabane de Turnbull et de me risquer à franchir les montagnes à la faveur de l'obscurité. Mais tout à coup une nouvelle auto arriva sur la route et ralentit à quelques mètres de moi. La brise se levait, et l'occupant voulait allumer une cigarette.

C'était une voiture de tourisme, dont un assortiment de bagage encombrait l'intérieur. Un seul homme s'y trouvait, et par un singulier hasard, je le connaissais. Il s'appelait Marmaduke Jopley, et faisait l'opprobre de la création. C'était une sorte de louche agent de change, dont la spécialité consistait à cultiver les fils aînés, les jeunes pairs riches et les vieilles dames évaporées. «Marmie» était, paraît-il, un personnage bien connu dans les bals, les semaines de polo et les maisons de campagne. Mais cet habile maître chanteur eût rampé un mille à plat ventre pour complaire à tout individu possédant un titre ou un million. Je dus m'adresser pour affaires à sa maison, lors de mon arrivée à Londres, et il m'invita aimablement à dîner à son club. Une fois là, il en vint bien vite aux confidences, et me rebattit les oreilles de ses duchesses, tant et si bien que son snobisme m'écœura. Je demandai par la suite à quelqu'un comment il se faisait que personne ne lui flanquât le pied au derrière, et il me fut répondu que les Anglais respectaient le sexe faible.

Quoi qu'il en fût, je l'avais alors devant moi, tiré à quatre épingles, dans une belle auto neuve, et en chemin apparemment pour aller rendre visite à l'un ou l'autre de ses amis distingués. Une brusque foucade me prit, et en un clin d'œil je sautai dans la voiture et empoignai mon homme par l'épaule.

– Hello, Jopley! m'exclamai-je. Quelle bonne rencontre, mon gars!

Il fut pris d'une frousse abominable. Il me regarda bouche bée.

– Qui diable êtes-vous? haleta-t-il.

– Je m'appelle Hannay, répliquai-je. Retour de Rhodésie, souviens-toi.

– Bon Dieu! L'assassin! fit-il d'une voix étranglée.

– Tout juste. Et il va commettre un second assassinat, mon bon, si tu ne fais pas comme je te le dis. Retire ce paletot et donne-le-moi. Cette casquette, également.

Abruti de terreur, il obéit. Par-dessus mon pantalon sale et ma chemise grossière je revêtis son élégant paletot de chauffeur, que je boutonnai jusqu'en haut afin de cacher les défectuosités de mon col. J'enfonçai la casquette sur ma tête, et complétai ma tenue par ses gants. Le poudreux cantonnier fut en une minute métamorphosé en l'un des touristes les plus élégants d'Écosse. Sur la tête de Mr Jopley je collai l'inénarrable couvre-chef de Mr Turnbull, avec défense d'y toucher.

Puis, non sans peine, je tournai la voiture. Mon dessein était de refaire le chemin qu'il venait de parcourir, car mes surveillants, pour l'avoir déjà vu, le laisseraient sans doute passer sans objection, et la tête de Marmie offrait quelque analogie avec la mienne.

– Maintenant, mon petit, lui dis-je, tu vas rester tranquille comme un enfant bien sage. Je ne te veux pas de mal. Je ne fais qu'emprunter ta bagnole pour une heure ou deux. Mais si tu me joues des tours, et surtout si tu ouvres le bec, aussi sûr que Dieu me voit je te mords le cou. Compris?

Je goûtai beaucoup cette promenade vespérale. Nous descendîmes la vallée pendant une huitaine de milles, traversâmes un village ou deux, et je ne pus m'empêcher de remarquer plusieurs individus d'aspect louche qui flânaient le long de la route. C'étaient là les surveillants qui auraient eu beaucoup à me dire s'ils m'avaient vu en un autre costume ou en une autre compagnie. Dans le fait, ils me regardèrent sans insister. L'un d'eux toucha sa casquette en guise de salut, et je lui répondis aimablement.


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