– Tiens tiens! fit-il, souriant toujours. Mais bien entendu vous avez plusieurs noms. Nous n'allons pas nous chicaner pour un de plus ou de moins.

Je m'étais ressaisi, et je m'avisai que ma tenue, sans veste ni gilet ni col, ne me dénonçait du moins pas. J'affectai mon air le plus rogue, et haussai les épaules.

– Je comprends que vous allez me livrer pour finir, et j'appelle ça un sacré sale tour. Bon Dieu! je voudrais n'avoir jamais vu cette maudite auto! Tenez, voici l'argent, et que le diable vous emporte!

Et je jetai sur la table quatre souverains.

Il ouvrit un peu les yeux.

– Oh! que non, je ne vais pas vous livrer. Mes amis et moi nous avons un petit compte à régler en particulier avec vous, et voilà tout. Vous en savez un peu trop, monsieur Richard Hannay. Votre habileté comme acteur est grande, mais il vous reste des progrès à faire.

Il parlait avec assurance, mais je voyais le doute poindre dans son esprit.

– Ah! pour l'amour de Dieu, assez de boniments! m'écriai-je. Tout se met contre moi. Je n'ai eu que de la déveine depuis mon débarquement à Leith. Quel mal fait un pauvre diable qui a le ventre vide, de ramasser un peu d'argent qu'il trouve dans une auto décarcassée? Voilà tout ce que j'ai fait, et pour cela je suis turlupiné depuis deux jours par ces bougres de policiers sur ces bougresses de montagnes. Je vous jure que j'en ai assez. Vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez, vieux frère. Ned Ainslie n'a plus le courage de lutter.

Je vis que le doute gagnait du terrain.

– Voulez-vous avoir l'obligeance de me faire le récit de vos derniers faits et gestes? me demanda-t-il.

– J'en suis incapable, patron, fis-je sur le ton pleurnichard d'un authentique mendigot. Je n'ai rien eu à me mettre sous la dent depuis deux jours. Donnez-moi d'abord un morceau à manger, et puis vous saurez la vérité vraie.

Ma faim devait se lire sur mon visage, car il fit signe à l'un des deux hommes du seuil. Un bout de pâté froid et un verre de bière furent déposés devant moi, et je les engloutis avec une avidité bestiale – ou plutôt avec l'avidité de Ned Ainslie, car je soutenais mon rôle. Au beau milieu de mon repas, il m'adressa tout à coup la parole en allemand, mais je levai vers lui un visage inexpressif autant qu'un mur de pierre.

Puis je lui contai mon histoire – comme quoi j'avais une semaine auparavant débarqué à Leith d'un navire d'Arkhangel, et faisais route par l'intérieur des terres pour aller rejoindre mon frère à Wigtown. Je me trouvais à court de galette – à la suite d'une bordée, laissai-je entendre – et j'étais absolument à sec lorsque je rencontrai un trou dans une haie, et regardant par ce trou, aperçus une grosse auto couchée dans le torrent. Étant descendu voir de quoi il retournait, je découvris trois souverains éparpillés sur le siège et un autre sur le plancher. Il n'y avait personne aux environs ni aucune trace de propriétaire, aussi j'empochai la galette. Mais de façon ou d'autre la justice m'avait pisté. Lorsque je voulus changer un souverain dans la boutique d'un boulanger, la femme se mit à crier au voleur, et un peu plus tard, tandis que je me débarbouillais dans un torrent, je faillis être pincé, et ne m'échappai qu'en abandonnant ma veste et mon gilet.

– Ils peuvent reprendre leur argent, m'écriai-je, pour ce que j'en suis devenu plus gras. Ces buveurs de sang ne s'en prennent jamais qu'aux pauvres bougres. Tenez, si c'était vous, patron, qui aviez trouvé les jaunets, personne ne vous aurait rien dit.

– Vous faites un bon menteur, Hannay, me dit-il.

Je me mis en rage.

– Vous m'embêtez à la fin, nom d'un tonnerre! Je vous répète que je m'appelle Ainslie, et que de ma vie je n'ai jamais entendu parler de quelqu'un nommé Hannay. J'aimerais encore mieux la police que vous, avec vos Hannay et vos trucs de larbins à pistolets… Mais non, patron, je n'ai rien dit. Je vous suis très obligé de la boustifaille, et je vous remercierai de me laisser aller, maintenant que la voie est libre.

De toute évidence il était fort embarrassé. Il faut comprendre qu'il ne m'avait jamais vu, et mon aspect devait différer considérablement de mes photographies, à supposer qu'il en ait eu une en main. À Londres, j'étais très correct et bien habillé, et ici j'étais un vulgaire chemineau.

– Je n'ai pas l'intention de vous laisser aller. Si vous êtes en effet ce que vous prétendez, vous aurez bientôt une occasion de le prouver. Si vous êtes ce que je crois, je doute que vous voyiez encore longtemps la lumière du jour.

Il frappa sur un timbre, et un troisième domestique surgit de la véranda.

– Je veux l'auto dans cinq minutes, dit-il. Nous serons trois à déjeuner.

Puis il me regarda fixement, et cette épreuve fut la plus rude de toutes.

Il y avait quelque chose d'effrayant et de diabolique dans ces yeux froids, méchants, inhumains, et de la plus infernale malice. Ils me fascinaient comme des yeux de serpent. J'éprouvai la tentation violente de me rendre à merci et de lui offrir de passer sous ses ordres; mais si l'on songe aux sentiments que m'inspirait toute l'affaire on se rendra compte que cette tentation dut être purement physique, la faiblesse d'un cerveau hypnotisé et dominé par une volonté plus forte. Je réussis néanmoins à tenir bon et même à ricaner.

– Vous me reconnaîtrez la prochaine fois, patron, dis-je.

– Karl, fit-il en allemand à l'un des hommes du seuil, vous mettrez cet individu dans le magasin jusqu'à mon retour, et vous me répondrez de lui.

Je fus emmené hors de la pièce, un revolver à chaque tempe.

Le magasin était une pièce humide située dans la partie ancienne qui servait jadis de ferme. Il n'y avait pas de tapis sur le plancher déjeté, et rien pour s'asseoir qu'un tabouret d'écolier. Il y faisait noir comme dans un four, car les fenêtres étaient closes de contrevents massifs. À tâtons je me rendis compte que le long des murs s'empilaient des caisses, des barils et des sacs pleins d'une matière dense. Cet intérieur sentait le moisi et l'abandon. Mes geôliers tournèrent la clef dans la serrure et je les entendis traîner la semelle en montant la garde au-dehors.

Je m'assis dans ces ténèbres glaciales, tout à fait déprimé. Le vieux était parti en auto chercher les deux gredins qui m'avaient interrogé la veille. Or, eux m'avaient vu sous les apparences du cantonnier, et ils ne pouvaient manquer de me reconnaître, car j'étais dans la même tenue. Que pouvait bien faire un cantonnier à vingt milles de son chantier, et poursuivi par la police! Une question ou deux les mettraient sur la voie. Probablement ils avaient vu Mr Turnbull, probablement aussi Marmie; selon toute apparence ils remonteraient jusqu'à sir Harry, et le tout leur deviendrait clair comme de l'eau de roche. Quel espoir me restait-il, dans cette maison perdue de la lande, avec ces trois bandits et leurs serviteurs armés?

Je songeai avec regret aux policiers, en train de patauger à ma recherche dans la montagne. Eux du moins étaient des compatriotes et d'honnêtes gens, et ils seraient plus miséricordieux que ces vampires étrangers. Mais ils ne m'auraient pas écouté. Ce vieux démon aux paupières glissées n'avait pas mis longtemps à se débarrasser d'eux. Il possédait sûrement des accointances avec le commissariat. Sans nul doute il avait des recommandations ministérielles qui lui accordaient pleine licence de conspirer contre l'Angleterre. Car telle est la politique aveugle que nous suivons dans la mère patrie.


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: