Je descendis tant bien que mal par l'échelle rompue, en éparpillant de la balle d'avoine derrière moi afin de dissimuler mes empreintes. Je fis de même sur le plancher du moulin, et sur le seuil, où la porte ne tenait plus qu'à des gonds branlants. J'avançai prudemment la tête, et vis qu'entre moi et le colombier s'étendait un morceau de terrain aride et négligé, où mes pas ne laisseraient aucune trace. De plus, on y était bien caché de la maison par les bâtiments du moulin. Je traversai furtivement ce terrain, gagnai le derrière du colombier, et me mis en devoir d'y grimper.

J'ai rarement entrepris quelque chose de plus malaisé. Mon épaule et mon bras me cuisaient en diable, et mon état de vertige risquait à chaque instant de me faire tomber. Mais je réussis quand même. En utilisant des pierres en saillie et des brèches entre les moellons, ainsi qu'une solide tige de lierre, je finis par atteindre le sommet. Un petit parapet l'entourait, derrière lequel je trouvai la place de m'étendre sur le dos. Puis je continuai mes exercices par le classique évanouissement.

Je repris connaissance avec un fort mal de tête, et le soleil me brûlant la figure. Un bon moment, je restai immobile, car ces abominables exhalaisons semblaient avoir dissous mes membres et obnubilé mon cerveau. Il m'arrivait de la maison des éclats de voix gutturales et le bruit de moteur d'une auto arrêtée. Le parapet offrait une petite brèche; je me traînai jusque-là, et ma vue plongea sur une partie de la cour. Des personnages surgirent: un domestique, la tête embobelinée d'un pansement, et un jeune homme en culotte cycliste. Ils avaient l'air de chercher quelque chose; et ils se dirigèrent vers le moulin. Tout à coup l'un d'eux aperçut le lambeau de «mélange bruyère» accroché au clou, et appela son compagnon. Tous deux regagnèrent la maison, et en ramenèrent deux autres individus pour l'examiner. Je reconnus la face ronde de celui qui m'avait capturé tout à l'heure, et crus distinguer aussi l'homme au zézaiement. Tous étaient munis de revolvers.

Durant une demi-heure ils mirent le moulin sens dessus dessous. Je les entendais donner des coups de pied dans les tonneaux et soulever les lames pourries du plancher. Après quoi ils ressortirent et restèrent juste au-dessous du colombier à discuter avec vivacité. Le domestique au pansement reçut une verte semonce. Je les entendis toucher à la porte du colombier, et un instant je m'imaginai avec terreur qu'ils allaient monter. Mais ils se ravisèrent, et regagnèrent la maison.

Tout ce long après-midi de soleil dévorant, je restai à rôtir sur la plate-forme. Je souffrais surtout de la soif. Ma langue était sèche comme du bois, et pour comble j'entendais le bruissement frais de l'eau dans le ru de moulin. Je suivais des yeux le petit cours d'eau à travers la lande, et le remontais en imagination jusqu'au haut du val, où il devait jaillir d'une source glacée, ourlée de fougères et de mousses. J'aurais donné mille livres pour m'y tremper la figure.

Je découvrais la plus grande partie du cercle de bruyère. Je vis l'auto s'éloigner rapidement avec deux passagers, et un individu monté sur un poney galoper vers l'est. Je pensai qu'ils me cherchaient, et leur souhaitai bien du plaisir.

Mais je vis autre chose de plus intéressant. La maison se trouvait située presque au sommet d'une intumescence de la lande qui couronnait une sorte de plateau, et le seul point qui fût plus élevé était la grande montagne à six milles de là. Son sommet réel, comme je l'ai déjà dit, portait un assez gros bouquet d'arbres – formé en majeure partie de sapins, avec quelques frênes et hêtres. Sur le colombier, j'étais à peu près de niveau avec le sommet des arbres, et je pouvais voir ce qui se passait derrière. Au lieu d'être massif, le bois formait un simple anneau, à l'intérieur duquel s'étendait un ovale de gazon vert, qui ressemblait fort à un vaste terrain de cricket.

Je ne mis pas longtemps à deviner son usage. C'était un aérodrome, et un aérodrome secret. L'endroit avait été fort judicieusement choisi. À supposer en effet que quelqu'un vît un avion y descendre derrière les arbres, il le croirait parti au-delà de la hauteur. Comme l'endroit se trouvait au sommet d'une pente et au milieu d'un vaste amphithéâtre, un observateur quelconque, d'une direction quelconque, devait conclure que l'avion avait continué son chemin. Seul, quelqu'un de tout proche s'apercevrait que l'aéro, sans dépasser la colline, était descendu au milieu du bois. Un observateur muni d'une longue-vue et placé sur la grande montagne, plus élevée, aurait peut-être découvert la vérité, mais il n'y venait que des bergers, et les bergers n'emportent pas avec eux de lunettes d'approche. En regardant du colombier, je distinguais tout au loin une ligne bleue que je savais être la mer, et j'enrageais de me dire que nos ennemis possédaient cette tour de guet secrète pour épier nos eaux.

Je m'avisai ensuite que si l'avion revenait j'avais dix chances contre une d'être découvert. Aussi, durant tout l'après-midi, je restai couché, priant Dieu de ramener l'obscurité, et je me réjouis de voir enfin le soleil disparaître derrière les montagnes de l'ouest, et la brume du soir s'étaler sur la lande. L'aéroplane revint tard. Le crépuscule était déjà très avancé lorsque je perçus le bruissement de ses ailes et le vis descendre en vol plané vers son gîte, dans le bois. Des lumières s'agitèrent un moment, et il y eut beaucoup d'allées et venues du côté de la maison. Puis la nuit tomba, et le silence se fit.

Grâce à Dieu, la nuit était sombre. La lune, à son dernier quartier, ne se lèverait que très tard. Vers 9 heures, autant que j'en pus juger, n'y tenant plus de soif, je me mis en devoir de descendre. Ce n'était pas facile; et de plus, arrivé à mi-chemin, j'entendis s'ouvrir la porte de derrière de la maison, et vis la lueur d'une lanterne sur le mur du moulin. Durant quelques minutes d'angoisse je restai suspendu au lierre et priai Dieu que l'individu, quel qu'il fût, ne vînt pas vers le colombier. Enfin la lumière disparut, et je me laissai tomber le plus doucement possible sur le pavé de la cour.

Je rampai à plat ventre, dissimulé derrière une digue de pierre, jusqu'au rideau d'arbres qui entourait la maison. Si j'avais su comment m'y prendre, j'aurais mis l'aéro en action, mais je compris que toute tentative de ce genre serait probablement vaine. Comme je ne doutais pas qu'il y eût une protection quelconque autour de la maison, je m'enfonçai dans le bois sur les mains et les genoux, en tâtant avec précaution chaque pouce de terrain devant moi. Je faisais sagement, car j'arrivai bientôt à un fil de fer tendu à deux pieds du sol. Si j'avais buté contre, il n'eût pas manqué de mettre en branle une sonnerie dans la maison, et j'étais pris.

Cent mètres plus loin, je trouvai un autre fil ingénieusement disposé sur la berge d'un ruisselet. Plus loin c'était la lande, et au bout de cinq minutes j'étais enfoncé dans la fougère et la bruyère. Peu après je contournais l'épaulement de la hauteur, par le petit ravin d'où coulait le ru du moulin. Dix minutes plus tard je trempais ma figure dans la source et j'absorbais des pintes de l'eau béatifique.

Mais je ne fis halte pour de bon qu'après avoir mis une douzaine de milles entre moi et cette maudite demeure.


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