– Ce jeune homme a raison. Sa psychologie est juste. Nos ennemis n'ont pas été si bêtes!
Il pencha sur l'assistance son front méditatif.
– Je vais vous conter une histoire, fit-il. Elle m'est arrivée il y a longtemps, au Sénégal. J'étais cantonné dans un poste perdu, et pour me distraire j'avais pris l'habitude de pêcher dans la rivière où abondaient de gros barbeaux. Une petite jument arabe – appartenant à cette race, originaire des dunes salines, que l'on trouvait naguère à Tombouctou – portait de coutume mon panier à provisions. Or, un matin où je faisais bonne pêche, la jument se montra singulièrement agitée. Je l'entendis hennir, se plaindre et frapper du pied, et je la calmai de la voix, tout en m'occupant du poisson. Je ne cessais pas de la voir du coin de l'œil, croyais-je, attachée à un arbre distant de vingt mètres… Au bout de deux heures, l'envie me vint de manger un morceau. Je rassemblai mon poisson dans un sac de toile goudronnée et descendis vers ma jument le long de la berge, en traînant ma ligne. Arrivé auprès d'elle, je lui jetai sur le dos le sac…
Il s'interrompit et nous regarda.
– Ce fut l'odeur qui me donna l'éveil. Je tournai la tête et vis à trois pas de moi un lion qui me considérait… Un vieux mangeur d'hommes, la terreur du village… Il ne restait plus de la jument qu'un amas sanglant d'os et de peau, caché derrière lui…
– Comment cela finit-il? demandai-je, car j'étais assez chasseur pour reconnaître une histoire authentique.
– Je lui fourrai ma canne à pêche dans la gueule, et j'avais un revolver. Puis mes serviteurs arrivaient justement avec des fusils. Mais il m'a laissé sa marque.
Et il nous montra sa main où manquaient trois doigts.
– Réfléchissez, dit-il. La jument était morte depuis plus d'une heure, et le fauve n'avait cessé de me surveiller depuis. J'ignorai le meurtre parce que j'étais habitué à l'agitation de ma bête, et je ne remarquai pas son absence, parce que je la percevais simplement comme une tache rousse, et le lion en tenait lieu. Eh bien! messieurs, s'il me fut possible de me leurrer de la sorte, dans un pays où l'on a les sens aux aguets, pourquoi voudriez-vous que nous, citadins préoccupés d'affaires, ne nous trompions pas également?
Sir Walter acquiesça. Nul ne songeait à le contredire.
– Mais je ne comprends pas, reprit Winstanley. Leur but était d'obtenir ces renseignements à notre insu. Or il suffisait pour découvrir la supercherie que l'un de nous rappelât notre rencontre de ce soir à Alloa.
Sir Walter eut un rire bref.
– Ce choix d'Alloa prouve leur intelligence. Lequel d'entre nous fût allé lui reparler de ce soir? Ou lui serait-il arrivé, à lui, d'entamer ce sujet?
Et en effet le Premier Lord de la Mer était bien connu pour sa taciturnité et son humeur peu endurante.
– Resterait à savoir, dit le général, quel avantage sa visite ici va procurer à cet espion? Il n'a pu retenir de mémoire plusieurs pages de chiffres et de noms étrangers.
– Ce n'est pas difficile, répliqua le Français. Un bon espion doit s'exercer à posséder une mémoire photographique. À l'instar de votre Macaulay. Remarquez qu'il n'a rien dit, mais qu'il a parcouru ces papiers à diverses reprises. Nous devons, je crois, admettre qu'il en a emporté tout le détail imprimé dans son souvenir. Quand j'étais plus jeune, j'étais capable de ce petit tour de force.
– Dans ce cas il ne nous reste plus qu'une chose à faire, c'est de changer nos dispositions, dit avec tristesse sir Walter.
Whittaker semblait fort ennuyé.
– Avez-vous raconté à lord Alloa ce qui s'est passé? demanda-t-il. Non? Eh bien! je ne puis l'affirmer en toute certitude, mais je crains fort que pour faire des changements sérieux il ne nous faille modifier la géographie de l'Angleterre.
– Je dois vous dire autre chose, ajouta Royer. J'ai parlé librement lorsque cet homme était ici. J'ai laissé échapper quelques mots sur les dispositions militaires de mon gouvernement. J'avais l'autorisation de le faire. Mais cette information est d'un prix inestimable pour nos adversaires. Non, mes amis, je ne vois qu'un moyen. L'homme qui est venu ici doit, ainsi que ses confédérés, être pris, et pris sans retard.
– Bon Dieu! m'écriai-je, mais nous n'avons pas l'ombre d'un indice.
– En outre, fit Whittaker, il y a la poste. À l'heure qu'il est, la nouvelle est peut-être en route.
– Non, répliqua le Français. Vous ne connaissez pas la manière de faire d'un espion. Il reçoit sa récompense en personne, et il remet en personne ses renseignements. Nous autres, en France, nous ne connaissons que trop cette espèce. Il nous reste une chance, mes amis. Ces individus doivent passer la mer: que l'on fouille les navires et que l'on surveille les ports. Croyez-moi, c'est un cas des plus graves, tant pour la France que pour l'Angleterre.
Le bon sens parfait de Royer nous réconforta. Il représentait l'homme d'action parmi des indécis. Mais je ne voyais d'espoir d'aucun côté. Comment pouvions-nous, parmi les cinquante millions d'habitants de ces îles, et en douze heures, mettre la main sur les plus habiles canailles de l'Europe?
Tout à coup il me vint une idée.
– Où est le calepin de Scudder? lançai-je à sir Walter. Vite, donnez-le; je me rappelle qu'il y a quelque chose dedans.
Il ouvrit un pupitre fermé à clef et me passa le calepin.
Je trouvai l'endroit, et lus:
– «Trente-neuf marches.» Et encore une fois: «Trente-neuf marches – je les ai comptées. – Haute mer à 22 h 17.»
L'homme de l'amirauté me regardait comme s'il m'eût cru fou.
– Ne comprenez-vous pas que c'est un indice? m'écriai-je. Scudder connaissait le repaire de ces gens… Il a gardé pour lui le nom de l'endroit, mais il savait par où ils devaient quitter le pays. C'est demain leur jour, et c'est un endroit où la mer est haute à 22 heures 17.
– Ils sont peut-être partis ce soir, dit quelqu'un.
– Sûrement non. Ils n'iraient pas se presser, quand ils ont leur bon petit moyen secret. Je connais les Allemands. Ils sont entichés de travailler d'après un plan. Où diable puis-je me procurer un annuaire des marées?
Whittaker reprit courage.
– C'est un moyen, fit-il. Allons-nous-en jusqu'à l'Amirauté. Nous montâmes dans deux des autos qui attendaient – à l'exception de sir Walter, qui se rendit à Scotland Yard pour «mobiliser Macgillivray», comme il dit.
Après avoir parcouru d'interminables corridors et des pièces nues où s'affairaient les femmes de ménage, nous arrivâmes enfin à une petite salle garnie de livres et de cartes. On dénicha le préposé, qui tira aussitôt de la bibliothèque l'Annuaire officiel des marées. Je m'installai au pupitre, entouré de mes compagnons debout, car j'avais en quelque sorte pris le commandement de l'expédition.