Vers 5 heures, le compartiment se vida, et je restai seul comme je l'espérais. Je descendis à la première station, un petit patelin dont je ne regardai même pas le nom, située au beau milieu d'un marécage. Je crus revoir l'une de ces petites haltes perdues au fin fond du Karroo. Un vieux chef de gare bêchait dans son jardin, et ce fut son outil sur l'épaule qu'il accourut au train, prit livraison d'un colis postal, et s'en retourna à ses pommes de terre. Un gamin de dix ans reçut mon billet à la sortie, et je débouchai sur une route qui filait toute blanche parmi la sombre verdure.

C'était un merveilleux soir de printemps, où chaque montagne se détachait avec la pureté d'une améthyste. L'air, malgré la troublante senteur des herbes marécageuses, était vif comme en pleine mer, et il produisit sur moi un effet des plus singuliers. Je me sentis tout à coup le cœur léger. Je me serais cru volontiers un gosse en vacances, au lieu d'un homme de trente-sept ans recherché activement par la police. Je me sentais dans les mêmes dispositions qu'autrefois lorsque je partais pour une grande trotte sur le haut veld par un matin glacé. On me croira si l'on veut, mais je marchai sur cette route en sifflant. Je n'avais en tête aucun plan de campagne, si ce n'est d'aller de l'avant parmi cette adorable contrée montagneuse aux senteurs rustiques, et chaque mille parcouru augmentait ma bonne humeur.

En traversant un bosquet je me coupai une baguette de coudrier, et abandonnai bientôt la grand-route pour un petit chemin qui remontait le cours d'un torrent tumultueux. Je me croyais encore bien à l'abri de toute poursuite et rien ne m'empêchait pour ce soir de m'amuser comme je l'entendais. Je n'avais rien mangé depuis des heures, et la faim commençait à me tenailler, lorsque j'arrivai à une chaumière de paysan nichée dans un creux au bord d'une cascade. Une femme au teint hâlé se tenait devant la porte, et me salua avec la modestie familière en usage sur la lande. Lorsque je lui demandai à loger pour la nuit elle me répondit que je serais le bienvenu «dans le lit du grenier», et elle me servit promptement un frugal repas composé d'œufs au lard, de galettes d'avoine et de lait crémeux.

À la brune son homme rentra de la montagne: un bon géant qui d'une enjambée couvrait la même distance qu'en trois pas un simple mortel. Ils ne me questionnèrent point, car ils avaient le tact parfait de tous ceux qui vivent dans la solitude, mais je vis qu'ils me prenaient pour une sorte de marchand, et je me donnai la peine de les confirmer dans cette opinion. Je parlai beaucoup des bestiaux, sujet peu familier à mon hôte, de qui je tirai, concernant les marchés locaux du Galloway, maints détails que je notai dans ma mémoire pour m'en servir à l'occasion. À 10 heures je vacillais sur ma chaise, et le «lit du grenier» reçut un homme éreinté qui n'ouvrit plus les yeux jusqu'à 5 heures, moment où le lever du soleil mit de nouveau sur pied la petite maisonnée.

Mes hôtes refusèrent toute rétribution, et à 6 heures, ayant déjeuné, je piétonnais de nouveau vers le sud. Mon dessein était de rejoindre la ligne du chemin de fer à une ou deux stations au delà de celle où j'étais descendu la veille et d'y reprendre le train en sens inverse. Je jugeais ce moyen le plus sûr, car la police présumerait naturellement que je m'éloignais toujours de Londres dans la direction de quelque port de l'Ouest. Je croyais avoir encore une bonne avance, car, selon mon raisonnement, il faudrait plusieurs heures pour fixer l'accusation sur moi, et un laps de temps égal pour identifier l'individu qui avait pris le train à Saint-Pancras.

Il faisait encore ce joli temps pur et printanier qui me rendait positivement incapable d'éprouver du souci. Réellement je n'avais pas été d'aussi bonne humeur depuis des mois. Je m'engageai sur une longue bande de bruyère courant au flanc d'une hauteur que le paysan avait appelée Cairnsmore of Fleet. Courlis et pluviers chantaient de toutes parts, et les prés verts au long des torrents fourmillaient de jeunes agneaux. Toute ma veulerie des mois précédents avait disparu et je me sentais jeune comme à dix ans. Sur ces entrefaites je parvins à une croupe qui dévalait vers un petit cours d'eau, et un mille plus loin sur la lande j'aperçus la fumée d'un train.

En approchant de la station, je la jugeai idéale pour mon dessein. La bruyère moutonnait tout alentour et ne laissait de place que pour la ligne à voie unique, la voie d'évitement, une salle d'attente, un bureau, la maisonnette du chef de gare, et un minuscule carré de groseilliers et d'œillets de poète. Aucune route ne semblait y aboutir, et pour compléter la désolation les vaguelettes d'un étang battaient leur berge de granit à un demi-mille de là. J'attendis caché dans la bruyère haute jusqu'au moment où je vis poindre à l'horizon la fumée d'un train se dirigeant vers l'est. Alors je m'avançai vers le guichet et pris un billet pour Dumfries.

Les seuls occupants du wagon étaient un vieux paysan et son chien – une bête aux yeux sournois dont je me méfiai. L'homme dormait, et sur la banquette auprès de lui s'étalait le Scotsman du matin. Je m'en saisis avidement, dans l'espoir d'y trouver quelque chose.

Il contenait deux colonnes sur l'assassinat de Portland Place, comme on l'appelait. Mon Paddock avait donné l'alarme et fait arrêter le laitier. Ce pauvre diable semblait avoir chèrement gagné son souverain – qui était pour moi de l'argent bien placé – car il avait tenu la police en haleine la plus grande partie de la journée. À la dernière heure je trouvai de nouveaux détails sur l'affaire. Le laitier était relâché, et le vrai criminel, dont la police cachait l'identité, avait, croyait-on, quitté Londres par une des lignes du Nord. Un court entrefilet me signalait comme le locataire de l'appartement. Je vis dans cette insertion une ruse grossière de la police tendant à me persuader que l'on ne me soupçonnait pas.

La feuille ne contenait rien d'autre, rien sur la politique étrangère ni sur Karolidès, rien sur les sujets qui intéressaient Scudder. Je la reposai, et m'aperçus que nous approchions de la station où j'étais descendu la veille. Le chef de gare déterreur de pommes de terre avait été appelé à une autre occupation, car le train allant vers l'ouest attendait pour laisser passer le nôtre, et il en était descendu trois hommes qui lui posaient des questions. Je devinai qu'ils faisaient partie de la police locale, et que celle-ci, prévenue par Scotland Yard, avait suivi ma piste jusque dans ce pays perdu. Bien rencogné dans l'ombre, je ne les quittais pas des yeux. L'un d'eux, un carnet à la main, prenait des notes. Le vieux déterreur de pommes de terre semblait assez penaud, et le gamin qui avait recueilli mon billet parlait avec volubilité. Tous les cinq regardaient par-dessus la bruyère dans la direction de la route blanche. Je comptais les voir prendre ma piste de ce côté-là.

Notre train quittait la station lorsque mon voisin s'éveilla. Il me lança un regard interrogateur, fit taire son chien d'un coup de pied, et me demanda où nous étions. Évidemment il avait beaucoup bu.

– Voilà ce que c'est d'être de la société de tempérance, conclut-il avec l'amertume du regret.

Je lui exprimai mon étonnement de voir en lui un de ces vaillants ligueurs.

– Si fait, j'en suis, et à fond, dit-il d'un ton agressif. J'ai prêté serment à la Saint-Martin dernière, et depuis je n'ai pas touché une goutte de whisky. Pas même le jour d'Hogmanay [4], et pourtant j'en avais bien envie.

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[4] La veille du Nouvel An.


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