Je considérai l'auberge qui ressortait, dorée par le couchant, sur les collines assombries.

– J'ai pas mal roulé ma bosse par le monde, et je ne mépriserais pas un pareil ermitage. Croyez-vous donc que l'aventure se rencontre seulement sous les tropiques ou parmi les seigneurs en chemise rouge? L'aventure! Qui sait si vous n'en frôlez pas une en ce moment même?

– C'est bien ce que dit Kipling, fit-il, les yeux brillants.

Et il me cita quelques vers de la pièce: «Le roman qu'amena le train de 9 h 15.»

– Eh bien donc voici pour vous un conte véridique, m'écriai-je, et dans un mois d'ici vous pourrez en faire un roman.

Installé sur le pont, dans le doux crépuscule de mai, je lui arrangeai une histoire délicieuse. Elle était vraie dans les grandes lignes d'ailleurs, quoique j'en truquai les détails secondaires. Je prétendis être un potentat des mines de Kimberley, qui avait eu de gros ennuis avec l'I. D. B. [5] pour avoir démasqué une bande noire. Celle-ci m'avait poursuivi au-delà des mers, avait tué mon meilleur ami, et se trouvait à cette heure sur mes traces.

Je racontai fort bien l'histoire, même ce qui n'en était pas vrai. Je décrivis ma fuite vers l'Afrique allemande, à travers le Kalahari, les jours embrasés sans une goutte d'eau, les merveilleuses nuits de velours bleu. J'improvisai un attentat contre ma vie durant le voyage de retour, et je fis un chef-d'œuvre d'horreur avec l'affaire de Portland Place.

– Vous cherchiez l'aventure, m'écriai-je; eh bien! voici que vous la trouvez. Ces démons sont à ma poursuite, et la police avec eux. C'est une course que j'ai l'intention de gagner.

– Bon Dieu! souffla-t-il, respirant à peine; c'est du Ridder Haggard et du Conan Doyle tout purs.

– Vous me croyez donc? fis-je avec satisfaction.

– Bien entendu je vous crois. (Et il me tendit la main.) Je crois tout ce qui sort de l'ordinaire. Le banal seul mérite de la méfiance.

Il était bien jeune, mais il m'en donnait pour mon argent.

– Je crois les avoir dépistés provisoirement, mais je dois rester caché un couple de jours. Pouvez-vous me garder chez vous?

Dans son empressement, il me prit par le bras et m'entraîna vers la maison.

– Vous serez mieux à l'abri ici que dans un creux de mousse. Du reste je veillerai à ce que personne ne jase. Et vous me donnerez encore quelques tuyaux sur vos aventures?

En montant le perron de l'auberge j'entendis au loin le ronflement d'un moteur. À l'horizon crépusculaire se silhouettait mon ami, le monoplan.

Il me donna une chambre sur le derrière de la maison, avec une belle vue sur le plateau, et mit à ma disposition son propre cabinet de travail, où s'empilaient des éditions à bon marché de ses auteurs favoris. Je ne vis pas la grand-mère, probablement alitée. Une vieille femme du nom de Margaret m'apportait mes repas, et l'aubergiste rôdait autour de moi à toute heure. Afin d'obtenir un peu de répit, je lui donnai de la besogne. Comme il possédait une motocyclette, je l'envoyai au matin chercher le journal qui arrivait dans la soirée avec le courrier. Je lui recommandai d'ouvrir l'œil, et de remarquer toutes les têtes inconnues qu'il verrait, en surveillant spécialement les autos et avions. Puis je me plongeai de toute mon attention dans le calepin de Scudder.

Il revint à midi avec le Scotsman. La feuille ne contenait rien d'intéressant pour moi qu'un nouvel interrogatoire de Paddock et du laitier, et une redite de l'affirmation de la veille, que l'assassin avait gagné le Nord. J'y trouvai par ailleurs un long article, emprunté au Times, concernant Karolidès et les affaires balkaniques, mais où il n'était pas fait mention de voyage en Angleterre. Je me débarrassai de l'aubergiste pour l'après-midi, car l'étude du cryptogramme me passionnait de plus en plus.

Comme je l'ai dit, c'était un cryptogramme numérique, et une laborieuse série de recherches avait fini par me livrer la signification des zéros et des points. Le hic restait le mot-clef, et quand je songeais aux quelque cent mille mots qu'il avait pu employer, je me sentais prêt à y renoncer. Mais vers 3 heures il me vint une soudaine inspiration.

Le nom de Julia Czechenyi me traversa la mémoire. Scudder voyait en elle la clef de voûte de l'affaire Karolidès, et je m'avisai d'appliquer ce nom au chiffre.

Il marchait! Les cinq lettres de «Julia» me donnèrent la position des cinq voyelles. A égalait J, dixième lettre de l'alphabet, qui était représenté par X dans le chiffre. E égalait U =XXI, et ainsi de suite «Czechenyi» me donna l'ordre numérique des principales consonnes. Je notai ce résultat sur un bout de papier et m'appliquai à lire les pages de Scudder.

Au bout d'une demi-heure je lisais encore, tout pâle et tambourinant des doigts sur la table.

Je jetai un coup d'œil par la fenêtre et vis une grosse voiture de tourisme qui remontait la vallée dans la direction de l'auberge. Elle s'arrêta devant la porte, et il se fit un remue-ménage de gens qui descendent. Ils étaient deux – deux hommes en imperméable et passe-montagne.

Dix minutes plus tard l'aubergiste se glissait dans ma chambre, les yeux brillants d'animation.

– Il y a en bas deux types qui vous cherchent, me dit-il à voix basse. Je les ai laissés dans la salle à manger devant des whiskies-sodas. Ils ont demandé de vos nouvelles, et prétendu vous avoir donné rendez-vous ici. Ah! c'est qu'ils vous ont décrit joliment bien, sans oublier vos bottines ni votre chemise. Je leur ai raconté que vous étiez arrivé ici hier soir et reparti ce matin à motocyclette, et là-dessus l'un des types a juré comme un matelot.

Je me fis expliquer par lui de quoi ils avaient l'air. L'un était un garçon mince aux yeux noirs avec des sourcils touffus; l'autre souriait sans cesse et zézayait en parlant. Aucun des deux n'était étranger: sur ce point mon jeune ami fut catégorique.

Je pris un bout de papier où j'écrivis ces mots en allemand et comme s'ils avaient fait partie d'une lettre:

«…Pierre-Noire. Scudder possédait ce tuyau, mais il ne pouvait agir de toute une quinzaine. Je me crois incapable de rien faire d'utile pour l'heure, d'autant que Karolidès n'est pas fixé sur ses projets. Mais si M. T. le désire je ferai du mieux…»

Je calligraphiai la page proprement, afin qu'elle eût l'air empruntée à une lettre personnelle.

– Portez ceci en bas; dites-leur que vous l'avez trouvé dans ma chambre, et priez-les de me le rendre s'ils me rattrapent.

Trois minutes plus tard j'entendis l'auto se remettre en marche, et de derrière le rideau je pus voir les deux individus. L'un était mince, l'autre bedonnant; à part cela je ne les reconnaissais pas.

L'aubergiste reparut, très surexcité.

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[5] Illicit Diamond Broking : trafic illégal de diamants, exercé en Afrique du Sud.


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