«- C’est bon, je reviendrai, dis-je en secouant la tête et en poussant un soupir bruyant… Ah! les pauvres gens ont bien de la peine à gagner leur vie!»

«Au moment où j’allais me retirer, la sonnette retentit violemment.

«- Ah! tenez, fit l’intendant en se suspendant au cordon, voici sans doute M. Bréhat-Kerguen.»

«C’était lui en effet. Vous vous rappelez peut-être que nous l’avons déjà aperçu quand il passa sous les fenêtres de la salle, le jour de l’autopsie.

«M. Bréhat-Kerguen peut avoir une cinquantaine d’années. Il est de forte taille, avec un cou de taureau, des bras d’une longueur remarquable, des mains énormes et couvertes de poils.

«Il y a en lui quelque chose de rude et de sauvage. On voit qu’il a toujours vécu loin des villes, dans son château de Bretagne, au milieu de ses bruyères, comme un sanglier dans sa bauge.

«Ses cheveux grisonnants sont très ébouriffés. Une mèche plus foncée lui tombe sur le front obliquement et va rejoindre ses gros sourcils noirs qui abritent des yeux gris très vifs. Son teint est fortement coloré, ses lèvres épaisses; il porte une barbe grise taillée en brosse, et marche en traînant un peu la jambe gauche. C’est, en somme, un assez vilain personnage.

«Son premier regard tomba sur moi.

«- Hein! dit-il à l’intendant avec un grognement semblable à celui d’un ours… Qui est celui-là?»

«M. Prosper courba l’échine trois ou quatre fois et lui dit ce qui m’amenait.

«- Un domestique? reprit le Breton en haussant les épaules. Et que voulez-vous que j’en fasse? J’en ai plus qu’il ne m’en faut… des domestiques!»

«Il nous tourna le dos et commença à monter l’escalier. J’étais fort inquiet du succès de mon entreprise, lorsque M. Bréhat-Kerguen, se ravisant, s’arrêta sur une marche et me cria sans se retourner:

«- Au fait!… montez avec moi!…»

«Je le suivis. Arrivé au second étage, il tira une clef de sa poche et l’introduisit dans la serrure. Avant d’ouvrir, il fit jouer le pêne cinq ou six fois de suite, comme pour s’assurer qu’on n’était pas venu en son absence, puis poussa la porte, et, quand je fus entré, la referma sur moi.

«Je me trouvai dans une chambre très simple qui donnait sur la cour.

«Devant la fenêtre, une table à écrire; au fond de la pièce, un grand lit à baldaquin, quelques chaises et deux fauteuils couverts de velours d’Utrecht: voilà pour l’ameublement. Près de la cheminée, une grande malle en cuir.

«C’est en furetant derrière cette malle, je l’ai su depuis, que M. Prosper a trouvé le billet de Boulet-Rouge.

«M. Bréhat-Kerguen ouvrit la fenêtre, poussa les persiennes qui étaient à demi fermées, et le grand jour pénétra dans la chambre.

«Il planta une chaise devant la fenêtre:

«- Asseyez-vous là!» me dit-il.

«Il se plaça lui-même le dos au jour et commença à m’interroger sur mes antécédents, mes habitudes, mes relations, etc., etc., avec toute la minutie d’un juge d’instruction exercé. Mais j’avais composé, chemin faisant, une fable que je lui débitai sans hésiter ni me couper; et plus ses questions étaient précises, plus mon esprit, surexcité par cette sorte de lutte, me fournissait des réponses catégoriques et conformes au rôle que je jouais.

«Il paraît qu’il fut satisfait de cet examen, car après avoir réfléchi quelques instants, en se promenant de long en large dans la chambre, il s’arrêta de nouveau devant moi et me dit:

«- C’est bon, je vous prends à mon service. Nous partirons pour la Bretagne… le plus tôt possible… Descendez et dites à l’intendant de venir me parler.»

«J’étais dans la place!…»

CHAPITRE V L’INVENTAIRE

«Trois jours après, j’appris de M. Prosper, qui me traitait avec une sorte de pitié hautaine et me donnait de sages conseils chaque fois que ma naïveté campagnarde m’attirait la colère de mon maître, j’appris, dis-je, de cet honnête intendant, qu’on allait lever les scellés sur la requête de M. Bréhat-Kerguen et de M. Castille, les plus proches parents du défunt.

«En effet, le soir vers huit heures, le juge de paix vint, assisté de son greffier, procéder à cette opération et à la confection de l’inventaire.

«J’avais attendu ce moment avec une impatience indicible. J’allais donc enfin pénétrer dans la chambre où le crime avait eu lieu! J’allais atteindre en partie le but pour lequel j’avais revêtu ce pénible déguisement! Après avoir étudié de près l’homme, j’allais étudier de près les choses!

«À huit heures donc, M. Prosper me dit d’un ton où perçait un vif dépit:

«- Monsieur vous demande. Le juge de paix et M. Castille sont là. Je m’étais offert pour aider ces messieurs et les éclairer, mais monsieur a refusé mes services et m’a dit de vous prévenir. Prenez cette lampe… mieux que cela! Voyons donc… imbécile… vous allez renverser l’huile!… Là, montez vite, monsieur vous attend.»

«Le juge de paix était arrivé, ainsi que M. Castille, neveu du défunt.

«Nous entrâmes dans le cabinet où l’autopsie avait eu lieu.

«Le juge de paix procéda gravement à la levée des scellés. Lorsqu’il eut enlevé le dernier cachet et la dernière bande de papier, M. Bréhat-Kerguen ne put retenir un léger soupir de satisfaction.

«Le magistrat tira de sa poche la clef qu’on lui avait confiée et ouvrit la porte.

«- Passez le premier, me dit-il; éclairez-nous.»

«On avait laissé la chambre dans l’état où elle était le jour du crime. Le lit était encore défait et les draps traînaient sur le tapis.

«Cette chambre était la dernière de la maison; ses fenêtres s’ouvraient sur le jardin. Je remarquai qu’elles étaient solidement grillées. Le mobilier, ici encore, était fort simple et peu en rapport avec l’immense fortune du défunt.

«À quelques pas du lit était placé le fameux secrétaire.

«C’est de ce côté que se dirigèrent d’abord les quatre assistants.

«- On n’a toujours pas trouvé le testament? nasilla le juge de paix.

«- Non!» répondit M. Castille, qui paraissait fort ému et qui adressait à son voisin, M. Bréhat-Kerguen, des regards où on lisait une rage sourde. Celui-ci restait impassible.

«- Allons! reprit le juge de paix, cherchons encore; nous serons peut-être plus heureux cette fois.»

«Était-ce une illusion? Il me sembla qu’un sourire imperceptible avait effleuré les lèvres charnues du Breton.

«Les papiers furent encore retournés, les registres ouverts et feuilletés avec soin. Après une heure de recherches, on ne découvrit aucun mot indiquant les volontés dernières de M. Bréhat-Lenoir.


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