III

La nuit, la nuit complète. L’ombre épaisse comme du velours se penche de toutes parts sur moi.

Tout, autour de moi, s’est écroulé en ténèbres. Au milieu de ce noir, je me suis accoudé sur ma table ronde, que la lampe ensoleille. Je me suis installé là pour travailler, mais, en vérité, je n’ai rien à faire, qu’à écouter.

Tout à l’heure, j’ai regardé dans la chambre. Il n’y a personne, mais quelqu’un, sans doute, va venir.

Quelqu’un va venir, ce soir peut-être, demain, un autre jour; quelqu’un va fatalement venir, puis d’autres êtres vont se succéder les uns aux autres. J’attends, et il me semble que je ne suis plus fait que pour cela.

Longtemps, j’ai attendu, n’osant pas me reposer. Puis, très tard, alors que le silence régnait depuis si longtemps qu’il me paralysait, j’ai fait un effort. Je me suis de nouveau cramponné au mur. J’ai apporté là mes yeux en prière. La chambre était noire, mêlée à tout, pleine de toute la nuit, de tout l’inconnu, de toutes les choses possibles. Je suis retombé dans ma chambre.

* * *

Le lendemain, j’ai vu la chambre dans la simplicité de la lumière du jour. J’ai vu l’aube s’étendre en elle. Peu à peu, elle s’est mise à éclore de ses ruines et à s’élever.

Elle est disposée et meublée sur le même modèle que la mienne: au fond, en face de moi, la cheminée surmontée de la glace; à droite, le lit; à gauche, du côté de la fenêtre, un canapé… Les chambres sont identiques, mais la mienne a fini et l’autre va commencer…

Après le déjeuner vague, je retourne au point précis qui m’attire, à la fissure de la cloison. Rien. Je redescends.

Il fait lourd. Un peu d’odeur de cuisine persiste, même ici. Je m’arrête dans cette grandeur sans limites de ma chambre vide.

J’entrouvre, j’ouvre ma porte. Dans les couloirs, les portes des chambres sont peintes en brun avec les numéros gravés sur des plaques de cuivre. Tout est clos. Je fais quelques pas que j’entends seuls, que j’entends trop, dans la maison grande comme l’immobilité.

Le palier est long et étroit, le mur est tendu d’une imitation de tapisserie à ramages vert sombre où brille le cuivre d’une applique à gaz. Je m’accoude sur la rampe. Un domestique (celui qui sert à table et qui, pour le moment, a un tablier bleu, et est peu reconnaissable avec ses cheveux en désordre), descend en sautillant, de l’étage supérieur, des journaux sous le bras. La fillette de Mme Lemercier monte, la main attentive sur la rampe, le cou en avant comme celui d’un oiseau, et je compare ses petits pas à des fragments de secondes qui s’en vont. Un monsieur et une dame passent devant moi, interrompant leur conversation pour que je ne les entende pas, comme s’ils me refusaient l’aumône de ce qu’ils pensent.

Ces légers événements s’évanouissent comme des scènes de comédie sur lesquelles le rideau tombe.

Je marche à travers l’après-midi écœurant. J’ai l’impression d’être seul contre tous, tandis que je rôde, à l’intérieur de cette maison et cependant en dehors d’elle.

Sur mon passage, dans le couloir, une porte s’est refermée vite, étranglant un rire de femme surprise. Les gens s’enfuient, se défendent. Un bruit qui n’a pas de sens suinte des murs confus, pire que du silence. Sous les portes rampe, écrasé, tué, un rai de lumière, pire que de l’ombre.

Je descends l’escalier. J’entre dans le salon où m’appelle un bruit de conversation.

Quelques hommes, en groupe, disent des phrases, que je ne me rappelle pas. Ils sortent; resté seul, je les entends discuter dans le couloir. Enfin leurs voix s’anéantissent.

Puis voici qu’une dame élégante entre, avec un bruit de soie et un parfum de fleurs et d’encens. Elle tient beaucoup de place à cause de son parfum et de son élégance.

Cette dame tend légèrement en avant une belle figure longue ornée d’un regard d’une grande douceur. Mais je ne la vois pas bien, car elle ne me regarde pas.

Elle s’assied, prend un livre, le feuillette, et les pages donnent à sa figure un reflet de blancheur et de pensée.

J’examine à la dérobée son sein qui se soulève et qui s’abaisse, et sa figure immobile, et le livre vivant qui est uni à elle. Son teint est si lumineux que sa bouche paraît presque noire. Sa beauté m’attriste. Je contemple cette inconnue, des pieds à la tête, avec un sublime regret. Elle me caresse de sa présence. Une femme caresse toujours un homme quand elle s’approche de lui et qu’elle est seule; malgré tant d’espèces de séparations, il y a toujours entre eux un affreux commencement de bonheur.

Mais elle s’en va. C’est fini d’elle. Il n’y a rien eu, et pourtant, c’est fini. Tout cela est trop simple, trop fort, trop vrai.

Ce doux désespoir, que je n’aurais pas eu avant, m’inquiète. Depuis hier, je suis changé; la vie humaine, la vérité vivante, je la connaissais, comme nous la connaissons tous; je la pratiquais depuis ma naissance. J’y crois avec une sorte de crainte maintenant qu’elle m’est apparue d’une façon divine.

* * *

Dans ma chambre, où je suis remonté, l’après-midi s’éternise, et pourtant le soir vient.

De ma fenêtre, je regarde le soir qui monte au ciel, ascension si douce qu’on la voit et qu’on ne la voit pas; et la foule qui s’émiette sur le pavé des rues.

Les passants rentrent dans les maisons auxquelles ils pensent. J’entends, à travers les murs, celle où je suis s’emplir, au loin, d’hôtes légers, de faibles rumeurs.

Un bruit s’est fait entendre de l’autre côté de la cloison… Je me dresse contre le mur et regarde dans la chambre voisine, déjà toute grise. Une femme est là, obscurément.

* * *

Elle s’est approchée de la fenêtre, comme moi tout à l’heure, je m’étais approché de la mienne. C’est sans doute le geste éternel de ceux qui sont seuls dans une chambre.

Je la vois de plus en plus; à mesure que mes yeux s’habituent, elle se précise; il me semble que, charitable, elle vient.

Elle porte, en ce commencement d’automne, une de ces toilettes claires par lesquelles les femmes s’illuminent tant qu’il y a encore du soleil. Le rayonnement fané de la fenêtre la couvre d’un reflet presque éteint. Sa robe est de la couleur de l’immense crépuscule, de la couleur du temps comme dans les contes de fées.

Un souffle de parfum qu’elle porte, une odeur d’encens et de fleurs, vient à moi, et à ce parfum qui la désigne comme un vrai nom, je la reconnais: c’est la jeune femme qui, tout à l’heure, s’est posée près de moi, puis s’est envolée. Maintenant, elle est là, derrière sa porte fermée, en proie à mes regards.

Ses lèvres ont remué; je ne sais pas si elle se parle tout bas, ou si elle chantonne… Elle est là, près de la blancheur triste de la fenêtre, près de l’image de la fenêtre dans la glace, parmi cette chambre indécise qui est en train de se décolorer; elle est là, avec ses yeux sombres et sa chair sombre, avec la clarté de sa figure, que tant de regards ont caressée depuis qu’elle existe.

Son cou blanc, effrayamment précieux, se plie en avant; le profil, tout près de la fenêtre, y appuyant du front, se noie de pénombre bleuâtre comme si la pensée était bleue; et flottant sur la masse ténébreuse des cheveux, une faible auréole montre qu’ils sont blonds.

Sa bouche est obscure comme si elle était entr’ouverte. Sa main est posée sur le carreau céleste, comme un oiseau. Son corsage est d’une teinte pâle et cependant intense, verte ou bleue.

J’ignore tout d’elle, et elle est aussi loin de moi que si des mondes ou des siècles nous séparaient, que si elle était morte.

Pourtant, il n’y a rien entre nous: je suis près d’elle, je suis avec elle; je m’épanouis sur elle en tremblant.

… Mes mains se tendent pour l’embrasser. Je suis un homme comme les autres, toujours tristement prêt à s’éblouir de la première femme venue. Elle est l’image la plus pure de la femme qu’on aime: celle qu’on ne connaît pas encore toute, celle qui se révélera, celle qui contient le seul miracle vivant qui soit sur terre.

* * *

Elle se retourne et glisse dans la chambre déjà nocturne, comme un nuage, avec ses formes rondes et bercées. J’entends le murmure profond de sa robe. Je cherche sa figure comme une étoile; mais je ne vois pas plus sa figure que sa pensée.

Je cherche le sens de ses gestes; mais ils m’échappent. Je suis si près d’elle, et je ne sais pas ce qu’elle fait! Les êtres qu’on voit sans qu’ils s’en doutent ont l’air de ne pas savoir ce qu’ils font.

Elle ferme sa porte à clef, ce qui la divinise un peu plus. Elle veut être seule. Sans doute, elle est entrée dans cette chambre pour se dévêtir.

Je ne tente pas de m’expliquer les circonstances de sa présence, pas plus que je ne pense à me demander compte du crime que je commets à posséder cette femme des yeux. Je sais que nous sommes réunis, et de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute ma vie, je la supplie de se montrer à moi.


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