– Hélas, mademoiselle, me répond en pleurant cette infortunée, je suis la fille d’un bûcheron de la forêt, je n’ai que douze ans; ce monsieur qui demeure ici m’a enlevée hier, avec un de ses amis, dans un moment où mon père était éloigné; ils m’ont liée tous les deux, ils m’ont jetée dans un sac plein de son, au fond duquel je ne pouvais crier, ils m’ont mise sur un cheval en croupe et m’ont entrée hier au soir de nuit dans cette maison; ils m’ont déposée tout de suite dans cette cave; je ne sais ce qu’ils veulent faire de moi, mais en arrivant, ils m’ont fait mettre nue, ils ont examiné mon corps, ils m’ont demandé mon âge, et celui enfin qui avait l’air d’être le maître de la maison a dit à l’autre qu’il fallait remettre l’opération à après-demain au soir, à cause de mon effroi, qu’un peu tranquillisée, leur expérience serait meilleure, et que je remplissais bien au reste toutes les conditions qu’il fallait au sujet.
Cette petite fille se tut après ces mots et recommença à pleurer avec plus d’amertume; je l’engageai à se calmer et lui promis mes soins. Il me devenait assez difficile de comprendre ce que M. Rodin et son ami, chirurgien comme lui, prétendaient faire de cette infortunée; cependant le mot de sujet, que je leur entendais souvent prononcer dans d’autres occasions, me fit à l’instant soupçonner qu’il se pouvait fort bien qu’ils eussent l’effroyable projet de faire quelque dissection anatomique sur cette malheureuse enfant; avant que d’adopter cette cruelle opinion, je résolus pourtant de m’éclairer mieux. Rodin rentre avec son ami, ils soupent ensemble, ils m’éloignent, je fais semblant de leur obéir, je me cache, et leur conversation ne me convainc que trop du projet horrible qu’ils méditent.
– Jamais, dit l’un d’eux, cette partie de l’anatomie ne sera parfaitement connue, qu’elle ne soit examinée avec le plus grand soin sur un sujet de douze ou treize ans ouvert à l’instant du contact de la douleur sur les nerfs; il est odieux que de futiles considérations arrêtent ainsi le progrès des arts…
Eh bien, c’est un sujet de sacrifié pour en sauver des millions; doit-on balancer à ce prix? Le meurtre opéré par les lois est-il d’une autre espèce que celui qui va se commettre dans notre opération, et l’objet de ces lois si sages n’est-il pas le sacrifice d’un pour sauver mille? Que rien ne nous arrête donc.
– Oh, pour moi, j’y suis décidé, reprit l’autre, et il y a bien longtemps que je l’aurais fait, si je l’avais osé tout seul.
Je ne vous rendrai point le reste de la conversation; ne portant que sur des choses de l’art, je la retins peu, et ne m’occupai plus de ce moment-ci qu’à sauver à tout prix cette malheureuse victime d’un art précieux à tous égards sans doute, mais dont les progrès me semblaient trop chèrement payés au prix du sacrifice de l’innocence. Les deux amis se séparèrent et Rodin se coucha sans me parler de quoi que ce soit. Le lendemain, jour destiné à cette cruelle immolation, il sortit comme à son ordinaire, en me disant qu’il ne rentrerait que pour souper avec son ami comme la veille; à peine fut-il dehors que je ne m’occupai plus que de mon projet… Le ciel le servit, mais oserais-je dire si ce fut l’innocence sacrifiée qu’il secourut ou l’acte de pitié de la malheureuse Sophie qu’il eut dessein de punir?… Je dirai le fait, vous voudrez bien décider la question, madame, tellement accablée par la main de cette inexplicable providence, il me devient impossible de scruter ses intentions sur moi; j’ai tâché de seconder ses vues, j’en ai été barbarement punie, c’est tout ce que je puis dire.
Je descends à la cave, j’interroge de nouveau cette petite fille… toujours mêmes discours, toujours mêmes craintes; je lui demande si elle sait où l’on place la clé quand on sort de sa prison… Je l’ignore, me répond-elle, mais je crois qu’on l’emporte… Je cherche à tout événement, lorsque quelque chose dans le sable se fait sentir à mes pieds, je me baisse… c’est ce que je cherche, j’ouvre la porte… La pauvre petite malheureuse se jette à mes genoux, elle arrose mes mains des larmes de sa reconnaissance, et sans me douter de tout ce que je risque, sans réfléchir au sort auquel je dois m’attendre, je ne m’occupe que de faire évader cette enfant, je la fais heureusement sortir du village sans rencontrer personne, je la remets dans le chemin de la forêt, l’embrasse en jouissant comme elle et de son bonheur et de celui qu’elle va faire goûter à son père en reparaissant à ses yeux, et je reviens promptement au logis. A l’heure dite nos deux chirurgiens rentrent, pleins d’espoir d’exécuter leurs odieux projets; ils soupent avec autant de gaieté que de promptitude, et descendent à la cave dès qu’ils ont fini. Je n’avais pris d’autre précaution pour cacher ce que j’avais fait que de briser la serrure, et de remettre la clé où je l’avais trouvée, afin de faire croire que la petite fille s’était sauvée toute seule, mais ceux que je voulais tromper n’étaient pas gens à se laisser si facilement aveugler… Rodin remonte furieux, il se jette sur moi et m’accablant de coups, il me demande ce que j’ai fait de l’enfant qu’il avait enfermée; je commence par nier… et ma malheureuse franchise finit par me faire tout avouer. Rien n’égale alors les expressions dures et emportées dont ces deux scélérats se servirent; l’un proposa de me mettre à la place de l’enfant que j’avais sauvée, l’autre des supplices encore plus effrayants, et ces propos et ces projets, tout cela s’entremêlait de coups qui me renvoyant de l’un à l’autre m’étourdirent bientôt au point de me faire tomber à terre sans connaissance. Leur rage alors devint plus tranquille. Rodin me rappelle à la vie et dès que j’ai repris mes sens, ils m’ordonnent de me mettre nue. J’obéis en tremblant; dès que je suis dans l’état où ils désirent, l’un d’eux me tient, l’autre opère; ils me coupent un doigt à chaque pied, ils me rassoient, ils m’arrachent chacun une dent au fond de la bouche.
– Ce n’est pas tout, dit Rodin, en mettant un fer au feu, je l’ai prise fouettée, je veux la renvoyer marquée.
Et en disant cela, l’infâme, pendant que son ami me tient, m’applique derrière l’épaule le fer ardent, dont on marque les voleurs…
– Qu’elle ose paraître à présent, la catin, qu’elle l’ose, dit Rodin furieux, et en montrant cette lettre ignominieuse, je légitimerai suffisamment les raisons qui me l’ont fait renvoyer avec tant de secret et de promptitude.
Cela dit, les deux amis me prennent; il était nuit; ils me conduisent au bord de la forêt et m’y abandonnent cruellement après m’avoir fait entrevoir encore tout le danger d’une récrimination contre eux, si je veux l’entreprendre dans l’état d’avilissement où je me trouve.
Toute autre que moi se fût peu souciée de cette menace; dès qu’on pouvait prouver que le traitement que je venais d’essuyer n’était l’ouvrage d’aucun tribunal, qu’avais-je à craindre? Mais ma faiblesse, ma candeur ordinaire, l’effroi de mes malheurs de Paris et du château de Bressac, tout m’étourdit, tout m’effraya et je ne pensai qu’à m’éloigner de ce fatal endroit dès que les douleurs que j’éprouvais seraient un peu calmées; comme ils avaient soigneusement pansé les plaies qu’ils avaient faites, elles le furent dès le lendemain matin, et après avoir passé sous un arbre une des plus affreuses nuits de ma vie, je me mis en marche dès que le jour parut. Les plaies de mes pieds m’empêchaient d’aller bien vite, mais pressée de m’éloigner des environs d’une forêt aussi funeste pour moi, je fis pourtant quatre lieues ce premier jour, le lendemain et le surlendemain autant, mais ne m’orientant point, ne demandant rien, je ne fis que tourner autour de Paris, et le quatrième jour de ma marche au soir, je ne me trouvai qu’à Lieusaint; sachant que cette route pouvait me conduire vers les provinces méridionales de la France, je résolus de la suivre, et de gagner comme je pourrais ces pays éloignés, m’imaginant que la paix et le repos si cruellement refusés pour moi dans ma patrie m’attendaient peut-être au bout du monde.
Fatale erreur! et que de chagrins il me restait à éprouver encore! Ma fortune, bien plus médiocre chez Rodin que chez le marquis de Bressac, ne m’avait pas obligée à mettre une partie de mes fonds de côté; j’avais heureusement tout sur moi, c’est-à-dire environ dix louis, somme à quoi se montait et ce que j’avais sauvé de chez Bressac, et ce que j’avais gagné chez le chirurgien. Dans l’excès de mon malheur, je me trouvais encore heureuse de ce qu’on ne m’avait pas enlevé ces secours et je me flattai qu’ils me conduiraient au moins jusqu’à ce que je fusse en situation de pouvoir trouver quelque place. Les infamies qui m’avaient été faites ne paraissant point à découvert, j’imaginai pouvoir les déguiser toujours, et que leur flétrissure ne m’empêcherait pas de gagner ma vie; j’avais vingt-deux ans, une santé robuste quoique fluette et mince, une figure dont pour mon malheur on ne faisait que trop d’éloges, quelques vertus qui quoiqu’elles m’eussent toujours nui, me consolaient pourtant dans mon intérieur et me faisaient espérer qu’enfin la providence leur accorderait sinon quelques récompenses, au moins quelques suspensions aux maux qu’elles m’avaient attirés. Pleine d’espoir et de courage, je continuai ma route jusqu’à Sens; là mes pieds mal guéris me faisant souffrir des douleurs énormes, je résolus de me reposer quelques jours, mais n’osant confier à personne la cause de ce que je souffrais, et me rappelant les drogues dont j’avais vu faire usage à Rodin dans des blessures pareilles, j’en achetai et me soignai moi-même. Une semaine de repos me remit entièrement; peut-être eussé-je trouvé quelque place à Sens, mais pénétrée de la nécessité de m’éloigner, je ne voulus pas même en faire demande, je poursuivis ma route, avec le dessein de chercher fortune en Dauphiné; j’avais beaucoup entendu parler de ce pays dans mon enfance, je m’y figurai le bonheur; nous allons voir comme j’y réussis.