Hélas, me dis-je, j’étais pure quand je quittai autrefois cette même route, guidée par un principe de dévotion si funestement trompé… et dans quel triste état puis-je me contempler maintenant! Ces funestes réflexions un peu calmées par le plaisir de me voir libre, je continuai ma route. Pour ne pas vous ennuyer plus longtemps, madame, de détails dont je crains de lasser votre patience, je ne m’arrêterai plus si vous le trouvez bon, qu’aux événements ou qui m’apprirent des choses essentielles, ou qui changèrent encore le cours de ma vie. M’étant reposée quelques jours à Lyon, je jetai par hasard un jour les yeux sur une gazette étrangère appartenant à la femme chez laquelle je logeais, et quelle fut ma surprise d’y voir encore le crime couronné, d’y voir au pinacle un des principaux auteurs de mes maux. Rodin, cet infâme qui m’avait si cruellement punie de lui avoir épargné un meurtre, obligé de quitter la France pour en avoir commis d’autres sans doute, venait, disait cette feuille de nouvelles, d’être nommé premier chirurgien du roi de Suède avec des appointements considérables. Qu’il soit fortuné, le scélérat, me dis-je, qu’il le soit puisque la providence le veut, et toi malheureuse créature, souffre seule, souffre sans te plaindre, puisqu’il est écrit que les tribulations et les peines doivent être l’affreux partage de la vertu!
Je partis de Lyon au bout de trois jours pour prendre la route du Dauphiné, pleine du fol espoir qu’un peu de prospérité m’attendait dans cette province. A peine fus-je à deux lieues de Lyon, voyageant toujours à pied comme à mon ordinaire avec une couple de chemises et de mouchoirs dans mes poches, que je rencontrai une vieille femme qui m’aborda avec l’air de la douleur et qui me conjura de lui faire quelques charités. Compatissante de mon naturel, ne connaissant nul chantre au monde comparable à celui d’obliger, je sors à l’instant ma bourse à dessein d’en tirer quelques pièces de monnaie et de les donner à cette femme, mais l’indigne créature, bien plus prompte que moi quoique je l’eusse jugée d’abord vieille et cassée, saisit lestement ma bourse, me renverse d’un vigoureux coup de poing dans l’estomac, et ne reparaît plus à mes yeux, dès que je suis relevée, qu’à cent pas de là, entourée de quatre coquins, qui me font des gestes menaçants si j’ose approcher. Oh juste ciel, m’écriai-je amertume, il est donc impossible qu’aucun mouvement vertueux puisse naître en moi, qu’il ne soit à l’instant puni par les malheurs les plus cruels qui soient à redouter pour moi dans l’univers! En ce moment affreux, tout mon courage fut prêt à m’abandonner.
J’en demande aujourd’hui pardon au ciel, mais la révolte fut bien près de mon cœur. Deux affreux partis s’offrirent à moi; je voulus, ou m’aller joindre aux fripons qui venaient de me léser aussi cruellement, ou retourner dans Lyon m’abandonner au libertinage… Dieu me fit la grâce de ne pas succomber et quoique l’espoir qu’il alluma de nouveau dans mon âme ne fût que l’aurore d’adversités plus terribles encore, je le remercie cependant de m’avoir soutenue. La chaîne des malheurs qui me conduit aujourd’hui quoique innocente à l’échafaud, ne me vaudra jamais que la mort; d’autres partis m’eussent valu la honte, les remords, l’infamie, et l’un est bien moins cruel pour moi que le reste.
Je continuai ma route, décidée à vendre à vienne le peu d’effets que j’avais sur moi pour gagner Grenoble. Je cheminais tristement, lorsqu’à un quart de lieue de cette ville, j’aperçus dans la plaine à droite du chemin, deux hommes à cheval qui en foulaient un troisième aux pieds de leurs chevaux, et qui après l’avoir laissé comme mort se sauvèrent à toutes brides. Ce spectacle affreux m’attendrit jusqu’aux larmes… Hélas, me dis-je, voilà un infortuné plus à plaindre encore que moi; il me reste au moins la santé et la force, je puis gagner ma vie, et s’il n’est pas riche, qu’il soit dans le même cas que moi, le voilà estropié pour le reste de ses jours.
Que va-t-il devenir? A quelque point que j’eusse dû me défendre de ces sentiments de commisération, quelque cruellement que je vinsse d’en être punie, je ne pus résister à m’y livrer encore. Je m’approche de ce moribond; j’avais un peu d’eau spiritueuse sur moi, je lui en fais respirer; il ouvre les yeux à la lumière, ses premiers mouvements sont ceux de la reconnaissance, ils m’engagent à continuer mes soins; je déchire une de mes chemises pour le panser, un de ces seuls effets qui me restent pour prolonger ma vie, je le mets en morceaux pour cet homme, j’étanche le sang qui coule de quelques-unes de ses plaies, je lui donne à boire un peu de vin dont je portais une légère provision dans un flacon pour ranimer ma marche dans mes instants de lassitude, j’emploie le reste à bassiner ses contusions. Enfin ce malheureux reprend tout à coup ses forces et son courage; quoique à pied et dans un équipage assez leste, il ne paraissait pourtant point dans la médiocrité, il avait quelques effets de prix, des bagues, une montre, et autres bijoux, mais fort endommagés de son aventure. Il me demande enfin, dès qu’il peut parler, quel est l’ange bienfaisant qui lui apporte du secours, et ce qu’il peut faire pour en témoigner sa gratitude. Ayant encore la bonhomie de croire qu’une âme enchaînée par la reconnaissance devait être à moi sans retour, je crois pouvoir jouir en sûreté du doux plaisir de faire partager mes pleurs à celui qui vient d’en verser dans mes bras, je lui raconte toutes mes aventures, il les écoute avec intérêt et quand j’ai fini par la dernière catastrophe qui vient de m’arriver, dont le récit lui fait voir l’état cruel de misère dans lequel je me trouve:
– Que je suis heureux, s’écrie-t-il, de pouvoir au moins reconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi! Je m’appelle Dalville, continue cet aventurier, je possède un fort beau château dans les montagnes à quinze lieues d’ici; je vous y propose une retraite si vous voulez m’y suivre, et pour que cette offre n’alarme point votre délicatesse, je vais vous expliquer tout de suite à quoi vous me serez utile. Je suis marié, ma femme a besoin près d’elle d’une femme sûre; nous avons renvoyé dernièrement un mauvais sujet, je vous offre sa place.
Je remerciai humblement mon protecteur et lui demandai par quel hasard un homme comme il me paraissait être se hasardait à voyager sans suite et s’exposait comme ça venait de lui arriver, à être malmené par des fripons.
– Un peu replet, jeune, et vigoureux, je suis depuis longtemps, me dit Dalville, dans l’habitude de venir de chez moi à vienne de cette manière; ma santé et ma bourse y gagnent.
Ce n’est pas cependant que je sois dans le cas de prendre garde à la dépense, car Dieu merci je suis riche et vous en verrez incessamment la preuve si vous me faites l’amitié de venir chez moi. Ces deux hommes auxquels vous voyez que je viens d’avoir affaire sont deux petits gentillâtres du canton, n’ayant que la cape et l’épée, l’un garde du corps, l’autre gendarme, c’est-à-dire deux escrocs; je leur gagnai cent louis la semaine passée dans une maison à vienne; bien éloignés d’en avoir à eux deux la trentième partie, je me contentai de leur parole, je les rencontre aujourd’hui, je leur demande ce qu’ils me doivent… et vous avez vu comme ils m’ont payé.
Je déplorais avec cet honnête gentilhomme le double malheur dont il était victime, lorsqu’il me proposa de nous remettre en route.
– Je me sens un peu mieux, grâce à vos soins, dit Dalville; la nuit s’approche, gagnons un logis distant d’environ deux lieues d’ici, d’où moyen en les chevaux que nous y prendrons demain matin, nous pourrons peut-être arriver chez moi le même soir.
Absolument décidée à profiter du secours que le ciel semblait m’envoyer, j’aide à Dalville à se remettre en marche, je le soutiens pendant la route, et quittant absolument tout chemin connu, nous nous avançons par des sentiers à vol d’oiseau vers les Alpes. Nous trouvons effectivement à près de deux lieues l’auberge qu’avait indiquée Dalville, nous y soupons gaiement et honnêtement ensemble; après le repas, il me recommande à la maîtresse du logis qui me fait coucher auprès d’elle, et le lendemain sur deux mules de louage qu’escortait un valet de l’auberge à pied, nous gagnons les frontières du Dauphiné, nous dirigeant toujours vers les montagnes. Dalville très maltraité ne put cependant pas soutenir la course entière, et je n’en fus pas fâchée pour moi-même qui, peu accoutumée à aller à cette manière, me trouvais également très incommodée. Nous nous arrêtâmes à Virieu où j’éprouvai les mêmes soins et les mêmes honnêtetés de mon guide, et le lendemain nous continuâmes notre marche toujours dans la même direction. Sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au pied des montagnes; là le chemin devenant presque impraticable, Dalville recommanda au muletier de ne pas me quitter de peur d’accident, et nous nous enfilâmes dans les gorges; nous ne fîmes que tourner et monter près de quatre lieues, et nous avions alors tellement quitté toute habitation et toute route humaine, que je me crus au bout de l’univers. Un peu d’inquiétude vint me saisir malgré moi. En m’égarant ici dans les roches inabordables, je me rappelai les détours de la forêt du couvent de Sainte-Marie-des-Bois, et l’aversion que j’avais prise pour tous les lieux isolés me fit frémir de celui-ci. Enfin nous aperçûmes un château perché sur le bord d’un précipice affreux et qui, paraissant suspendu sur la pointe d’une roche escarpée, donnait plutôt l’idée d’une habitation de revenants que de celle de gens faits pour la société. Nous apercevions ce château sans qu’aucun chemin parût y tenir; celui que nous suivions, pratiqué seulement par les chèvres, rempli de cailloux de tous côtés, y conduisait cependant, mais par des circuits infinis: voilà mon habitation, me dit Dalville dès qu’il crut que le château avait frappé mes regards, et sur ce que je lui témoignai mon étonnement de le voir habiter une telle solitude, il me répondit assez brusquement qu’on habitait où l’on pouvait. Je fus aussi choquée qu’effrayée du ton; rien n’échappe dans le malheur, une inflexion plus ou moins prononcée chez ceux de qui nous dépendons étouffe ou ranime l’espoir; cependant comme il n’était plus temps de reculer je fis semblant de rien. Encore à force de tourner cette antique masure, elle se trouva tout à coup en face de nous; là Dalville descendit de sa mule et m’ayant dit d’en faire autant, il les rendit toutes deux au valet, le paya et lui ordonna de s’en retourner, autre cérémonie qui me déplut souverainement. Dalville s’aperçut de mon trouble.