– Excusez, mon brave homme, dit Jean-René en fermant la porte; mais je n’ai jamais vu nos chiens si méchants… C’est, bien sûr, le froid qui les agace… Ces bêtes n’ont pas de raison; elles veulent peut-être mordre pour se réchauffer!

– Allons, à l’autre maintenant! dit le laboureur en arrêtant le vieux Lysandre au moment où, grondant d’un air menaçant, il allait s’élancer sur les nouveaux venus. Il a entendu les autres chiens aboyer de furie, il veut faire comme eux. Veux-tu aller te coucher tout de suite, vieux sauvage!… Veux-tu…

À ces mots du père Châtelain, accompagnés d’un coup de pied significatif, Lysandre regagna, toujours grondant, sa place de prédilection au coin du foyer.

Le Maître d’école et Tortillard restaient à la porte de la cuisine, n’osant pas avancer.

Enveloppé d’un manteau bleu à collet de fourrure, son chapeau enfoncé sur le bonnet noir qui lui cachait presque entièrement le front, le brigand tenait la main de Tortillard, qui se pressait contre lui en regardant les paysans avec défiance; l’honnêteté de ces physionomies déroutait et effrayait presque le fils de Bras-Rouge.

Les natures mauvaises ont aussi leurs répulsions et leurs sympathies.

Les traits du Maître d’école étaient si hideux que les habitants de la ferme restèrent un instant frappés, les uns de dégoût, les autres d’effroi. Cette impression n’échappa pas à Tortillard; la frayeur des paysans le rassura, et il fut fier de l’épouvante qu’inspirait son compagnon. Ce premier mouvement passé, le père Châtelain, ne songeant qu’à remplir les devoirs de l’hospitalité, dit au Maître d’école:

– Mon brave homme, avancez près du feu, vous vous réchaufferez d’abord. Vous souperez ensuite avec nous, car vous arrivez au moment où nous allions nous mettre à table. Tenez, asseyez-vous là. Mais à quoi ai-je la tête! ajouta le père Châtelain; ce n’est pas à vous, mais à votre fils que je dois m’adresser, puisque, malheureusement, vous êtes aveugle. Voyons, mon enfant, conduis ton père auprès de la cheminée.

– Oui, mon bon monsieur, répondit Tortillard d’un ton nasillard, patelin et hypocrite; que le bon Dieu vous rende votre bonne charité!… Suis-moi, pauvre papa, suis-moi… prends bien garde. Et l’enfant guida les pas du brigand.

Tous deux arrivèrent près de la cheminée.

D’abord Lysandre gronda sourdement; mais, ayant flairé un instant le Maître d’école, il poussa tout à coup cette sorte d’aboiement lugubre qui fait dire communément que les chiens hurlent à la mort.

«Enfer! se dit le Maître d’école. Est-ce donc le sang qu’ils flairent, ces maudits animaux? J’avais ce pantalon-là pendant la nuit de l’assassinat du marchand de bœufs…»

– Tiens, c’est étonnant, dit tout bas Jean-René, le vieux Lysandre qui hurle à la mort en sentant le bonhomme!

Alors il arriva une chose étrange.

Les cris de Lysandre étaient si perçants, si plaintifs que les autres chiens l’entendirent (la cour de la ferme n’étant séparée de la cuisine que par une fenêtre vitrée), et, selon l’habitude de la race canine, ils répétèrent à l’envi ces gémissements lamentables.

Quoique peu superstitieux, les métayers s’entre-regardèrent presque avec effroi.

En effet, ce qui se passait était singulier.

Un homme qu’ils n’avaient pu envisager sans horreur entrait dans la ferme. Les animaux jusqu’alors paisibles devenaient furieux et jetaient ces clameurs sinistres qui, selon les croyances populaires, prédisent les approches de la mort.

Le brigand lui-même, malgré son endurcissement, malgré son audace infernale, tressaillit un moment en entendant ces hurlements funèbres, mortuaires… qui éclataient à son arrivée, à lui… assassin.

Tortillard, sceptique, effronté comme un enfant de Paris, corrompu pour ainsi dire à la mamelle, resta seul indifférent à l’effet moral de cette scène. Délivré de la crainte d’être mordu, cet avorton railleur se moqua de ce qui atterrait les habitants de la ferme et de ce qui faisait frissonner le Maître d’école.

La première stupeur passée, Jean-René sortit, et l’on entendit bientôt les claquements de son fouet, qui dissipèrent les lugubres pressentiments de Turc, de Sultan et de Médor. Peu à peu les visages contristés des laboureurs se rassérénèrent. Au bout de quelques moments l’épouvantable laideur du Maître d’école leur inspira plus de pitié que d’horreur; ils plaignirent le petit boiteux de son infirmité, lui trouvèrent une mine futée très-intéressante et le louèrent beaucoup des soins empressés qu’il prodiguait à son père.

L’appétit des laboureurs, un moment oublié, se réveilla avec une nouvelle énergie, et l’on n’entendit pendant quelques instants que le bruit des fourchettes.

Tout en s’escrimant de leur mieux sur leurs mets rustiques, métayers et métayères remarquaient avec attendrissement les prévenances de l’enfant pour l’aveugle, auprès duquel on l’avait placé. Tortillard lui préparait ses morceaux, lui coupait son pain, lui versait à boire avec une attention toute filiale.

Ceci était le beau côté de la médaille, voici le revers:

Autant par cruauté que par l’esprit d’imitation naturel à son âge, Tortillard trouvait une jouissance cruelle à tourmenter le Maître d’école, à l’exemple de la Chouette, qu’il était fier de copier ainsi, et qu’il aimait avec une sorte de dévouement. Comment cet enfant pervers sentait-il le besoin d’être aimé? Comment se trouvait-il heureux du semblant d’affection que lui témoignait la borgnesse? Comment pouvait-il, enfin, s’émouvoir au lointain souvenir des caresses de sa mère? C’était encore une de ces fréquentes et nombreuses anomalies qui, de temps à autre, protestent heureusement contre l’unité dans le vice.

Nous l’avons dit, éprouvant, ainsi que la Chouette, un charme extrême à avoir, lui chétif, pour bête de souffrance un tigre muselé… Tortillard, assis à la table des laboureurs, eut la méchanceté de vouloir raffiner son plaisir en forçant le Maître d’école à supporter ses mauvais traitements sans sourciller.

Il compensa donc chacune de ses attentions ostensibles pour son père supposé par un coup de pied souterrain particulièrement adressé à une plaie très-ancienne que le Maître d’école, comme beaucoup de forçats, avait à la jambe droite, à l’endroit où pesait l’anneau de sa chaîne pendant son séjour au bagne.

Il fallut à ce brigand un courage d’autant plus stoïque pour cacher sa souffrance à chaque atteinte de Tortillard que ce petit monstre, afin de mettre sa victime dans une position plus difficile encore, choisissait pour ses attaques tantôt le moment où le Maître d’école buvait, tantôt le moment où il parlait.

Néanmoins l’impassibilité de ce dernier ne se démentit pas; il contint merveilleusement sa colère et sa douleur, pensant (et le fils de Bras-Rouge y comptait bien) qu’il serait très-dangereux pour le succès de ses desseins de laisser deviner ce qui se passait sous la table.

– Tiens, pauvre papa, voilà une noix tout épluchée, dit Tortillard en mettant dans l’assiette du Maître d’école un de ces fruits soigneusement détaché de sa coque.


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