Au travers de la fenêtre, éclairée par une lune blafarde, qui blanchit la cime de quelques grands arbres agités par le vent, le Maître d’école se voit lui-même en dehors… collant à la vitre son horrible visage.
Il suit les moindres mouvements du petit vieillard avec des yeux flamboyant… puis il brise un carreau, ouvre la croisée, saute d’un bond sur sa victime et lui enfonce un long couteau entre les deux épaules.
L’action est si rapide, le coup si prompt, si sûr, que le cadavre du vieillard reste assis sur la chaise…
Le meurtrier veut retirer son couteau de ce corps mort.
Il ne le peut pas…
Il redouble d’efforts…
Ils sont vains.
Il veut alors abandonner son couteau…
Impossible.
La main de l’assassin tient au manche du poignard, comme la lame du poignard tient au cadavre de l’assassiné.
Le meurtrier entend alors résonner des éperons et retentir des sabres sur les dalles d’une pièce voisine.
Pour s’échapper à tout prix, il veut emporter avec lui le corps chétif du vieillard, dont il ne peut détacher ni son couteau ni sa main…
Il ne peut y parvenir.
Ce frêle petit cadavre pèse comme une masse de plomb.
Malgré ses épaules d’Hercule, malgré ses efforts désespérés, le Maître d’école ne peut même pas soulever ce poids énorme.
Le bruit de pas retentissants et de sabres traînants se rapproche de plus en plus…
La clef tourne dans la serrure. La porte s’ouvre…
La vision disparaît…
Et alors la chouette bat des ailes, en criant:
– C’est le vieux richard de la rue du Roule… Ton début d’assassin… d’assassin… d’assassin!…
Un moment obscurcie, la vapeur qui couvre le lac de sang redevient transparente et laisse apercevoir un autre spectre…
Le jour commence à poindre, le brouillard est épais et sombre… Un homme, vêtu comme le sont les marchands de bestiaux, est étendu mort sur la berge d’un grand chemin. La terre foulée, le gazon arraché, prouvent que la victime a fait une résistance désespérée…
Cet homme a cinq blessures saignantes à la poitrine… Il est mort, et pourtant il siffle ses chiens, il appelle à son secours, en criant: – À moi! À moi!…
Mais il siffle, mais il appelle par ses cinq larges plaies dont les bords béants s’agitent comme des lèvres qui parlent…
Ces cinq appels, ces cinq sifflements simultanés, sortant de ce cadavre par la bouche de ses blessures, sont effrayants à entendre…
À ce moment, la chouette agite ses ailes et parodie les gémissements funèbres de la victime en poussant cinq éclats de rire, mais d’un rire strident, farouche comme le rire des fous, et elle s’écrie:
– Le marchand de bœufs de Poissy… Assassin!… Assassin!… Assassin!…
Des échos souterrains prolongés répètent d’abord très-haut les rires sinistres de la chouette, puis ils semblent aller se perdre dans les entrailles de la terre.
À ce bruit, deux grands chiens noirs comme l’ébène, aux yeux étincelants comme des tisons et toujours attachés sur le Maître d’école, commencent à aboyer et à tourner… à tourner… à tourner autour de lui avec une rapidité vertigineuse.
Ils le touchent presque, et leurs abois sont si lointains qu’ils paraissent apportés par le vent du matin.
Peu à peu les spectres pâlissent, s’effacent comme des ombres et disparaissent dans la vapeur livide qui monte toujours.
Une nouvelle exhalaison couvre la surface du lac de sang et s’y superpose.
C’est une sorte de brume verdâtre, transparente; on dirait la coupe verticale d’un canal rempli d’eau.
D’abord on voit le lit du canal recouvert d’une vase épaisse composée d’innombrables reptiles ordinairement imperceptibles à l’œil, mais qui, grossis comme si on les voyait au microscope, prennent des aspects monstrueux, des proportions énormes relativement à leur grosseur réelle.
Ce n’est plus de la bourbe, c’est une masse compacte vivante, grouillante, un enchevêtrement inextricable qui fourmille et pullule, si pressé, si serré, qu’une sourde et imperceptible ondulation soulève à peine le niveau de cette vase ou plutôt de ce banc d’animaux impurs.
Au-dessus coule lentement, lentement, une eau fangeuse, épaisse, morte, qui charrie dans son cours pesant des immondices incessamment vomis par les égouts d’une grande ville, des débris de toutes sortes, des cadavres d’animaux…
Tout à coup, le Maître d’école entend le bruit d’un corps qui tombe lourdement à l’eau.
Dans son brusque reflux, cette eau lui jaillit au visage…
À travers une foule de bulles d’air qui remontent à la surface du canal, il y voit s’y engouffrer rapidement une femme qui se débat… qui se débat…
Et il se voit, lui et la Chouette, se sauver précipitamment des bords du canal Saint-Martin, en emportant une caisse enveloppée de toile noire.
Néanmoins, il assiste à toutes les phases de l’agonie de la victime que lui et la Chouette viennent de jeter dans le canal.
Après cette première immersion, il voit la femme remonter à fleur d’eau et agiter précipitamment ses bras comme quelqu’un qui, ne sachant pas nager, essaye en vain de se sauver.
Puis il entend un grand cri.
Ce cri extrême, désespéré, se termine par le bruit sourd, saccadé d’une ingurgitation involontaire… et la femme redescend une seconde fois au-dessous de l’eau.
La chouette, qui plane toujours immobile, parodie le râle convulsif de la noyée, comme elle a parodié les gémissements du marchand de bestiaux.
Au milieu d’éclats de rire funèbres, la chouette répète:
– Glou… glou… glou…
Les échos souterrains redisent ces cris.
Submergée une seconde fois, la femme suffoque et fait, malgré elle, un violent mouvement d’aspiration; mais, au lieu d’air, c’est encore de l’eau qu’elle aspire…
Alors sa tête se renverse en arrière, son visage s’injecte et bleuit, son cou devient livide et gonflé, ses bras se roidissent et, dans une dernière convulsion, la noyée agonisante agite ses pieds, qui reposaient sur la vase.
Elle est alors entourée d’un nuage de bourbe noirâtre qui remonte avec elle à la surface de l’eau.
À peine la noyée exhale-t-elle son dernier souffle qu’elle est déjà couverte d’une myriade de reptiles microscopiques, vorace et horrible vermine de la bourbe…