– Je vous en conjure, madame, répondit Rodolphe très-sérieusement cette fois, croyez-moi, je suis incapable de rester indifférent à ce qui vous intéresse; si tout à l’heure j’ai plaisanté, c’est que je ne voulais pas appesantir tristement votre pensée sur cette matinée, qui a dû vous causer une si terrible émotion. Maintenant, madame, je vous écoute religieusement, puisque vous me faites la grâce de me dire que mes conseils peuvent vous être bons à quelque chose.

– Oh! bien utiles, monseigneur! Mais, avant de vous les demander, permettez-moi de vous dire quelques mots d’un passé que vous ignorez… des années qui ont précédé mon mariage avec M. d’Harville.

Rodolphe s’inclina, Clémence continua:

– À seize ans je perdis ma mère, dit-elle sans pouvoir retenir une larme. Je ne vous dirai pas combien je l’adorai; figurez-vous, monseigneur, l’idéal de la bonté sur la terre; sa tendresse pour moi était extrême, elle y trouvait une consolation profonde à d’amers chagrins… Aimant peu le monde, d’une santé délicate, naturellement très-sédentaire, son plus grand plaisir avait été de se charger seule de mon instruction: car ses connaissances solides, variées, lui permettaient de remplir mieux que personne la tâche qu’elle s’était imposée.

«Jugez, monseigneur, de son étonnement, du mien, lorsque à seize ans, au moment où mon éducation était presque terminée, mon père, prétextant la faiblesse de la santé de ma mère, nous annonça qu’une jeune veuve fort distinguée, que de grands malheurs rendaient très-intéressante, se chargerait d’achever ce que ma mère avait commencé… Ma mère se refusa d’abord au désir de mon père. Moi-même je le suppliai de ne pas mettre entre elle et moi une étrangère; il fut inexorable, malgré nos larmes. Mme Roland, veuve d’un colonel mort dans l’Inde, disait-elle, vint habiter avec nous et fut chargée de remplir auprès de moi les fonctions d’institutrice.

– Comment! c’est cette Mme Roland que monsieur votre père a épousée presque aussitôt après votre mariage?

– Oui, monseigneur.

– Elle était donc très-belle?

– Médiocrement jolie, monseigneur.

– Très-spirituelle, alors?

– De la dissimulation, de la ruse, rien de plus. Elle avait vingt-cinq ans environ, des cheveux blonds très-pâles, des cils presque blancs, de grands yeux ronds d’un bleu clair; sa physionomie était humble et doucereuse; son caractère, perfide jusqu’à la cruauté, était en apparence prévenant jusqu’à la bassesse.

– Et son instruction?

– Complètement nulle, monseigneur; et je ne puis comprendre comment mon père, jusqu’alors si esclave des convenances, n’avait pas songé que l’incapacité de cette femme trahirait scandaleusement le véritable motif de sa présence chez lui. Ma mère lui fit observer que Mme Roland était d’une ignorance profonde; il lui répondit, avec un accent qui n’admettait pas de réplique, que, savante ou non, cette jeune et intéressante veuve garderait chez lui la position qu’il lui avait faite. Je l’ai su plus tard: dès ce moment ma pauvre mère comprit tout et s’affecta profondément, déplorant moins, je pense, l’infidélité de mon père que les désordres intérieurs que cette liaison devait amener et dont le bruit pouvait parvenir jusqu’à moi.

– Mais, en effet, même au point de vue de sa folle passion, monsieur votre père faisait, ce me semble, un mauvais calcul, en introduisant cette femme chez lui.

– Votre étonnement redoublerait encore, monseigneur, si vous saviez que mon père est l’homme du caractère le plus formaliste et le plus entier que je connaisse; il fallait, pour l’amener à un pareil oubli de toute convenance, l’influence excessive de MmeRoland, influence d’autant plus certaine qu’elle la dissimulait sous les dehors d’une violente passion pour lui.

– Mais quel âge avait donc alors monsieur votre père?

– Soixante ans environ.

– Et il croyait à l’amour de cette jeune femme?

– Mon père a été un des hommes les plus à la mode de son temps; Mme Roland, obéissant à son instinct ou à d’habiles conseils…

– Des conseils! Et qui pouvait la conseiller?

– Je vous le dirai tout à l’heure, monseigneur. Devinant qu’un homme à bonnes fortunes, lorsqu’il atteint la vieillesse, aime d’autant plus à être flatté sur ses agréments extérieurs que ces louanges lui rappellent le plus beau temps de sa vie, cette femme, le croiriez-vous, monseigneur? flatta mon père sur la grâce et sur le charme de ses traits, sur l’élégance inimitable de sa taille et de sa tournure; et il avait soixante ans… Tout le monde apprécie sa haute intelligence, et il a donné aveuglément dans ce piège grossier. Telle a été, telle est encore, je n’en doute pas, la cause de l’influence de cette femme sur lui. Tenez, monseigneur, malgré mes tristes préoccupations, je ne puis m’empêcher de sourire en me rappelant avoir, avant mon mariage, souvent entendu dire et soutenir par Mme Roland que ce qu’elle appelait la «maturité réelle» était le plus bel âge de la vie. Cette «maturité réelle» ne commençait guère, il est vrai, que vers cinquante-cinq ou soixante ans.

– L’âge de monsieur votre père?

– Oui, monseigneur. Alors seulement, disait Mme Roland, l’esprit et l’expérience avaient acquis leur dernier développement; alors seulement un homme éminemment placé dans le monde jouissait de toute la considération à laquelle il pouvait prétendre; alors seulement aussi l’ensemble de ses traits, la bonne grâce de ses manières atteignaient leur perfection, la physionomie offrant à cette époque de la vie un rare et divin mélange de gracieuse sérénité et de douce gravité. Enfin, une légère teinte de mélancolie, causée par les déceptions qu’amène toujours l’expérience, complétait le charme irrésistible de la «maturité réelle»; charme seulement appréciable, se hâtait d’ajouter Mme Roland, pour les femmes d’esprit et de cœur qui ont le bon goût de hausser les épaules aux éclats de la jeunesse effarée de ces petits étourdis de quarante ans, dont le caractère n’offre aucune sûreté et dont les traits d’une insignifiante juvénilité ne sont pas encore poétisés par cette majestueuse expression qui décèle la science profonde de la vie.

Rodolphe ne put s’empêcher de sourire de la verve ironique avec laquelle Mme d’Harville traçait le portrait de sa belle-mère.

– Il est une chose que je ne pardonne jamais aux gens ridicules, dit-il à la marquise.

– Quoi donc, monseigneur?

– C’est d’être méchants… cela empêche de rire d’eux tout à son aise.

– C’est peut-être un calcul de leur part, dit Clémence.

– Je le croirais assez, et c’est dommage; car, par exemple, si je pouvais oublier que cette Mme Roland vous a nécessairement fait beaucoup de mal, je m’amuserais fort de cette invention de «maturité réelle» opposée à la folle jeunesse de ces étourneaux de quarante ans, qui, selon cette femme, semblent à peine «sortir de page», comme auraient dit nos grands-parents.


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