– N’est-ce pas, rien n’est plus puéril? Eh bien vous n’êtes pas seule à souffrir de ce cruel contraste entre ce qui est et ce qui paraît.

– Comment, monseigneur?

– Aux yeux de tous, votre mari doit sembler encore plus heureux que vous, puisqu’il vous possède… Et pourtant, n’est-il pas aussi bien à plaindre? Est-il au monde une vie plus atroce que la sienne? Ses torts envers vous sont grands… Mais il en est affreusement puni! Il vous aime comme vous méritez d’être aimée… et il sait que vous ne pouvez avoir pour lui qu’un insurmontable éloignement… Dans sa fille souffrante, maladive, il voit un reproche incessant. Ce n’est pas tout, la jalousie vient encore le torturer…

– Et que puis-je à cela, monseigneur? ne pas lui donner le droit d’être jaloux? soit. Mais parce que mon cœur n’appartiendra à personne, lui appartiendra-t-il davantage? Il sait que non. Depuis l’affreuse scène que je vous ai racontée, nous vivons séparés; mais, aux yeux du monde, j’ai pour lui les égards que les convenances commandent… et je n’ai dit à personne, si ce n’est à vous, monseigneur, un mot de ce fatal secret.

– Et je vous assure, madame, que si le service que je vous ai rendu méritait une récompense, je me croirais mille fois payé par votre confiance. Mais, puisque vous voulez bien me demander mes conseils et que vous me permettez de vous parler franchement…

– Oh! je vous en supplie, monseigneur…

– Laissez-moi vous dire que, faute de bien employer une de vos plus précieuses qualités, vous perdez de grandes jouissances qui non-seulement satisferaient aux grands besoins de votre cœur, mais vous distrairaient de vos chagrins domestiques, et répondraient encore à ce besoin d’émotions vives, poignantes, et j’oserais presque ajouter (pardonnez-moi ma mauvaise opinion des femmes) à ce goût naturel pour le mystère et pour l’intrigue qui a tant d’empire sur elles.

– Que voulez-vous dire, monseigneur?

– Je veux dire que si vous vouliez vous amuser à faire le bien, rien ne vous plairait, rien ne vous intéresserait davantage.

Mme d’Harville regarda Rodolphe avec étonnement.

– Et vous comprenez, reprit-il, que je ne vous parle pas d’envoyer avec insouciance, presque avec dédain, une riche aumône à des malheureux que vous ne connaissez pas, et qui souvent ne méritent pas vos bienfaits. Mais si vous vous amusiez comme moi à jouer de temps à autre à la Providence , vous avoueriez que certaines bonnes œuvres ont quelquefois tout le piquant d’un roman.

– Je n’avais pas songé, monseigneur, à cette manière d’envisager la charité sous le point de vue amusant, dit Clémence en souriant à son tour.

– C’est une découverte que j’ai due à mon horreur de tout ce qui est ennuyeux; horreur qui m’a été surtout inspirée par mes conférences politiques avec mes ministres. Mais pour en revenir à notre bienfaisance amusante, je n’ai pas, hélas! la vertu de ces gens désintéressés qui confient à d’autres le soin de placer leurs aumônes. S’il s’agissait simplement d’envoyer un de mes chambellans porter quelques centaines de louis à chaque arrondissement de Paris, j’avoue à ma honte que je ne prendrais pas grand goût à la chose; tandis que faire le bien comme je l’entends, c’est ce qu’il y a au monde de plus amusant. Je tiens à ce mot, parce que pour moi il dit… tout ce qui plaît, tout ce qui charme, tout ce qui attache… Et vraiment, madame, si vous vouliez devenir ma complice dans quelques ténébreuses intrigues de ce genre, vous verriez, je vous le répète, qu’à part même la noblesse de l’action, rien n’est souvent plus curieux, plus attachant, plus attrayant… quelquefois même plus divertissant que ces aventures charitables… Et puis, que de mystères pour cacher son bienfait!… que de précautions à prendre pour n’être pas connu!… que d’émotions diverses et puissantes, à la vue de pauvres et bonnes gens qui pleurent de joie en vous voyant!… Mon Dieu! cela vaut autant quelquefois que la figure maussade d’un amant jaloux, infidèle, car ils ne sont guère que cela tour à tour… Tenez! les émotions dont je vous parle sont à peu près celles que vous avez ressenties ce matin en allant rue du Temple… Vêtue bien simplement pour n’être pas remarquée, vous sortiriez aussi de chez vous le cœur palpitant, vous monteriez aussi tout inquiète dans un modeste fiacre dont vous baisseriez les stores pour ne pas être vue, et puis, jetant aussi les yeux de côté et d’autre de peur d’être surprise, vous entreriez furtivement dans quelque maison de misérable apparence… tout comme ce matin, vous dis-je… La seule différence, c’est que vous vous disiez: «Si l’on me découvre, je suis perdue»; et que vous vous diriez: «Si l’on me découvre, je serai bénie!» Mais comme vous avez la modestie de vos adorables qualités, vous emploierez les ruses les plus perfides, les plus diaboliques pour n’être pas bénie.

– Ah! monseigneur, s’écria Mme d’Harville avec attendrissement, vous m’avez sauvée! Je ne puis vous exprimer les nouvelles idées, les consolantes espérances que vos paroles éveillent en moi. Vous dites bien vrai, occuper son cœur et son esprit à se faire adorer de ceux qui souffrent, c’est presque aimer… Que dis-je… c’est mieux qu’aimer… Quand je compare l’existence que j’entrevois à celle qu’une honteuse erreur m’aurait faite, les reproches que je m’adresse sont plus amers encore…

– J’en serais désolé, reprit Rodolphe en souriant, car tout mon désir serait de vous aider à oublier le passé et de vous prouver seulement que le choix des distractions de cœur est nombreux… Les moyens du bien et du mal sont souvent à peu près les mêmes… la fin seule diffère… En un mot, si le bien est aussi attrayant, aussi amusant que le mal, pourquoi préférer celui-ci? Tenez, je vais faire une comparaison bien vulgaire. Pourquoi beaucoup de femmes prennent-elles pour amants des hommes qui ne valent pas leurs maris? Parce que le plus grand charme de l’amour est l’attrait affriandant du fruit défendu… Avouez que, si on retranchait de cet amour les craintes, les angoisses, les difficultés, les dangers, il ne resterait rien, ou peu de chose, c’est-à-dire l’amant dans sa simplicité première; en un mot, ce serait toujours plus ou moins l’aventure de cet homme à qui l’on disait: «Pourquoi n’épousez-vous pas cette veuve, votre maîtresse? – Hélas! j’y ai bien pensé, répondait-il, mais c’est qu’alors je ne saurais plus où aller passer mes soirées.»

– C’est un peu trop vrai, monseigneur, dit Mme d’Harville en souriant.

– Eh bien! si je trouve le moyen de vous faire ressentir ces craintes, ces angoisses, ces inquiétudes qui vous affriandent, si j’utilise votre goût naturel pour le mystère et pour les aventures, votre penchant à la dissimulation et à la ruse (toujours mon exécrable opinion des femmes, vous voyez, qui perce malgré moi!), ajouta gaiement Rodolphe, ne changerai-je pas en qualités généreuses des instincts impérieux, inexorables, excellents si on les emploie bien, funestes si on les emploie mal?… Voyons, dites, voulez-vous que nous ourdissions à nous deux toutes sortes de machinations bienfaisantes, de roueries charitables dont seront victimes, comme toujours, de très-bonnes gens? Nous aurions nos rendez-vous, notre correspondance, nos secrets… et surtout nous nous cacherions bien du marquis; car votre visite de ce matin chez les Morel l’aura mis en éveil. Enfin, si vous le vouliez, nous serions… en intrigue réglée.


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