Note 12: Dans l'original, Monsieur Monster.
TRINCULO.-Vous n'avancerez pas non plus, mais vous demeurerez couchés comme des chiens, sans rien dire ni l'un ni l'autre.
STEPHANO.-Veau de lune, parle une fois en ta vie, si tu es un homme, veau de lune.
CALIBAN.-Comment se porte ta Grandeur? Permets-moi de baiser ton pied.-Je ne veux pas le servir lui, il n'est pas brave.
TRINCULO.-Tu mens, le plus ignorant des monstres: je suis dans le cas de colleter un constable. Parle, toi, poisson débauché, a-t-on jamais fait passer pour un poltron un homme qui a bu autant de vin que j'en ai bu aujourd'hui? Iras-tu me faire un monstrueux mensonge, toi qui n'es que la moitié d'un poisson et la moitié d'un monstre?
CALIBAN.-Là! comme il se moque de moi! Le laisseras-tu dire, mon seigneur?
TRINCULO.-Mon seigneur, dit-il?-Qu'un monstre puisse être si niais!
CALIBAN.-Là! là! encore! Je t'en prie, mords-le à mourir.
STEPHANO.-Trinculo, tâche d'avoir dans ta tête une bonne langue. Si tu t'avisais de te mutiner, le premier arbre… Ce pauvre monstre est mon sujet, et je ne souffrirai pas qu'on l'insulte.
CALIBAN.-Je remercie mon noble maître. Te plaît-il d'ouïr encore la prière que je t'ai faite?
STEPHANO.-Oui-da, j'y consens. A genoux, et répète-la. Je resterai debout, et Trinculo aussi.
(Entre Ariel invisible.)
CALIBAN.-Comme je te l'ai dit tantôt, je suis sujet d'un tyran, d'un sorcier qui par ses fraudes m'a volé cette île.
ARIEL.-Tu mens.
CALIBAN.-Tu mens toi-même, malicieux singe. Je voudrais bien qu'il plût à mon vaillant maître de t'exterminer. Je ne mens point.
STEPHANO.-Trinculo, si vous le troublez encore dans son récit, par cette main, je ferai sauter quelqu'une de vos dents.
TRINCULO.-Quoi! je n'ai rien dit.
STEPHANO.-Tu peux murmurer tout bas, pas davantage. (A Caliban.) Poursuis.
CALIBAN.-Je dis que par sortilège il a pris cette île; il l'a prise sur moi. S'il plaît à ta Grandeur de me venger de lui, car je sais bien que tu es courageux, mais celui-là ne l'est pas…
STEPHANO.-Cela est très-certain.
CALIBAN.-Tu seras le seigneur de l'île, et moi je te servirai.
STEPHANO.-Mais comment en venir à bout? Peux-tu me conduire à l'ennemi?
CALIBAN.-Oui, oui, mon seigneur; je promets de te le livrer endormi, de manière à ce que tu puisses lui enfoncer un clou dans la tête.
ARIEL.-Tu mens, tu ne le peux pas.
CALIBAN.-Quel fou bigarré est-ce là? Vilain pleutre! Je conjure ta Grandeur de lui donner des coups, et de lui reprendre cette bouteille: quand il ne l'aura plus, il faudra qu'il boive de l'eau de mare, car je ne lui montrerai pas où sont les sources vives.
STEPHANO.-Crois-moi, Trinculo, ne t'expose pas davantage au danger. Interromps encore le monstre d'un seul mot, et je mets ma clémence à la porte, et je fais de toi un hareng sec.
TRINCULO.-Eh quoi! que fais-je? Je n'ai rien fait; je vais m'éloigner de vous.
STEPHANO.-N'as-tu pas dit qu'il mentait?
ARIEL.-Tu mens.
STEPHANO.-Oui? (Il le bat.) Prends ceci pour toi. Si cela vous plaît, donnez-moi un démenti une autre fois.
TRINCULO.-Je ne vous ai point donné de démenti. Quoi! avez-vous perdu la raison et l'ouïe aussi? La peste soit de votre bouteille! Voilà ce qu'opèrent l'ivresse et le vin! La peste soit de votre monstre, et que le diable vous emporte les doigts!
CALIBAN.-Ha, ha, ha!
STEPHANO.-Maintenant continuez votre histoire.-Je t'en prie, va-t'en plus loin.
CALIBAN.-Bats-le bien. Après quoi je le battrai aussi, moi.
STEPHANO.-Tiens-toi plus loin.-Allons, toi, poursuis.
CALIBAN.-Eh bien! comme je te l'ai dit, c'est sa coutume à lui de dormir dans l'après-midi. Alors tu peux lui faire sauter la cervelle après avoir d'abord saisi ses livres, ou avec une bûche lui briser le crâne, ou l'éventrer avec un pieu, ou lui couper la gorge avec un couteau. Mais souviens-toi de t'emparer d'abord de ses livres, car sans eux il n'est qu'un sot comme moi et n'a pas un seul esprit à ses ordres: ils le haïssent tous aussi radicalement que moi. Ne brûle que ses livres. Il a de beaux ustensiles, c'est ainsi qu'il les nomme, dont il ornera sa maison quand il en aura une: et surtout, ce qui mérite d'être sérieusement considéré, c'est la beauté de sa fille; lui-même il l'appelle incomparable. Jamais je n'ai vu de femme que ma mère Sycorax et elle; mais elle l'emporte autant sur Sycorax que le plus grand sur le plus petit.
STEPHANO.-Est-ce donc un si beau brin de fille?
CALIBAN.-Oui, mon prince: je te réponds qu'elle convient à ton lit, et qu'elle te produira une belle lignée.
STEPHANO.-Monstre, je tuerai cet homme. Sa fille et moi, nous serons roi et reine. Dieu conserve nos excellences! et Trinculo et toi, vous serez nos vice-rois. Goûtes-tu le projet, Trinculo?
TRINCULO.-Excellent.
STEPHANO.-Donne-moi ta main. Je suis fâché de t'avoir battu; mais, tant que tu vivras, tâche ne n'avoir dans ta tête qu'une bonne langue.
CALIBAN.-Dans moins d'une demi-heure il sera endormi: veux-tu l'exterminer alors?
STEPHANO.-Oui, sur mon honneur!
ARIEL.-Je dirai cela à mon maître.
CALIBAN.-Tu me rends gai; je suis plein d'allégresse. Allons, soyons joyeux; voulez-vous chanter le canon13 que vous m'avez appris tout à l'heure?
Note 13: Troll the catch. L'un des commentateurs de Shakspeare, M. Steevens, parait embarrassé du sens de cette expression. Mais il me semble que les deux mots dont elle se compose s'expliquent l'un l'autre. Troll signifie mouvoir circulairement, rouler, tourner, etc., catch, un chant successif (sung in succession); c'est là la définition du canon, sorte de figure que l'Académie appelle perpétuelle, qu'on pourrait aussi appeler circulaire, puisqu'elle consiste dans le retour perpétuel des mêmes passages successivement répétés par un certain nombre de personnes. Ce qui confirme cette explication, c'est que Stephano, accédant au désir de Caliban, appelle Trinculo pour chanter avec lui, puis commence seul (sings), parce qu'en effet un canon, toujours chanté par plusieurs voix, est nécessairement commencé par une seule.
STEPHANO.-Je veux faire raison à ta requête, monstre; oui, toujours raison. Allons, Trinculo, chantons.
(Stephano chante.)
Moquons-nous d'eux; observons-les, observons-les, et
moquons-nous d'eux;
La pensée est libre.
CALIBAN.-Ce n'est pas l'air. (Ariel joue l'air sur un pipeau et s'accompagne d'un tambourin.)
STEPHANO.-Qu'est-ce que c'est que cette répétition?
TRINCULO.-C'est l'air de notre canon joué par la figure de personne.14
Note 14: La figure de no-body (de personne) est une figure ridicule, représentée quelquefois en Angleterre sur les enseignes.
STEPHANO.-Si tu es homme, montre-toi sous ta propre figure; si tu es le diable, prends celle que tu voudras.
TRINCULO.-Oh! pardonnez-moi mes péchés.
STEPHANO.-Qui meurt a payé toutes ses dettes.-Je te défie… merci de nous!
CALIBAN.-As-tu peur?
STEPHANO.-Moi, monstre? Non.
CALIBAN.-N'aie pas peur: l'île est remplie de bruits, de sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais faire de mal. Quelquefois des milliers d'instruments tintent confusément autour de mes oreilles; quelquefois ce sont des voix telles que, si je m'éveillais alors après un long sommeil, elles me feraient dormir encore; et quelquefois en rêvant, il m'a semblé voir les nuées s'ouvrir et me montrer des richesses prêtes à pleuvoir sur moi; en sorte que lorsque je m'éveillais, je pleurais d'envie de rêver encore.
STEPHANO.-Cela me fera un beau royaume où j'aurai ma musique pour rien.
CALIBAN.-Quand Prospero sera tué.
STEPHANO.-C'est ce qui arrivera tout à l'heure: je n'ai pas oublié ce que tu m'as conté.