(Entrent des nymphes.)
Et vous, moissonneurs armés de faucilles, brûlés du soleil et fatigués d'août, quittez vos sillons, et livrez-vous à la joie. Chômez ce jour de fête; couvrez-vous de vos chapeaux de paille de seigle, et que chacun de vous se joigne à l'une de ces fraîches nymphes dans une danse rustique.
(Entrent des moissonneurs dans le costume de leur état; ils se joignent aux nymphes et forment une danse gracieuse vers la fin de laquelle Prospero tressaille tout à coup et prononce les mots suivants; après quoi les esprits disparaissent lentement avec un bruit étrange, sourd et confus.)
PROSPERO.-J'avais oublié l'odieuse conspiration de cette brute de Caliban et de ses complices contre mes jours: l'instant où ils doivent exécuter leur complot est presque arrivé. (Aux esprits.) Fort bien… Éloignez-vous. Rien de plus.
FERDINAND.-Voilà qui est étrange! Votre père est agité par quelque passion qui travaille violemment son âme.
MIRANDA.-Jamais jusqu'à ce jour je ne l'ai vu troublé d'une si violente colère.
PROSPERO.-Vous avez l'air ému, mon fils, comme si vous étiez rempli d'effroi. Soyez tranquille. Maintenant voilà nos divertissements finis; nos acteurs, comme je vous l'ai dit d'avance, étaient tous des esprits; ils se sont fondus en air, en air subtil; et, pareils à l'édifice sans base de cette vision, se dissoudront aussi les tours qui se perdent dans les nues, les palais somptueux, les temples solennels, notre vaste globe, oui, notre globe lui-même, et tout ce qu'il reçoit de la succession des temps; et comme s'est évanoui cet appareil mensonger, ils se dissoudront, sans même laisser derrière eux la trace que laisse le nuage emporté par le vent. Nous sommes faits de la vaine substance dont se forment les songes, et notre chétive vie est environnée d'un sommeil.-Seigneur, j'éprouve quelque chagrin: supportez ma faiblesse; ma vieille tête est troublée; ne vous tourmentez point de mon infirmité. Veuillez rentrer dans ma caverne et vous y reposer. Je vais faire un tour ou deux pour calmer mon esprit agité.
FERDINAND ET MIRANDA.-Nous vous souhaitons la paix.
PROSPERO, à Ariel.-Arrive rapide comme ma pensée.-(A Ferdinand et Miranda.) Je vous remercie.-Viens, Ariel.
ARIEL.-Je suis uni à tes pensées. Que désires-tu?
PROSPERO.-Esprit, il faut nous préparer à faire face à Caliban.
ARIEL.-Oui, mon maître. Lorsque je fis paraître Cérès, j'avais eu l'idée de t'en parler; mais j'ai craint d'éveiller ta colère.
PROSPERO.-Redis-moi où tu as laissé ces misérables.
ARIEL.-Je vous l'ai dit, seigneur: ils étaient enflammés de boisson, si remplis de bravoure qu'ils châtiaient l'air pour leur avoir soufflé dans le visage, et frappaient la terre pour avoir baisé leurs pieds; mais toujours suivant leur projet. Alors j'ai battu mon tambour: à ce bruit, comme des poulains indomptés, ils ont dressé les oreilles, porté en avant leurs paupières, et levé le nez du côté où ils flairaient la musique. J'ai tellement charmé leurs oreilles, que, comme des veaux, appelés par le mugissement de la vache, ils ont suivi mes sons au milieu des ronces dentées, des bruyères, des buissons hérissés, des épines qui pénétraient la peau mince de leurs jambes. A la fin, je les ai laissés dans l'étang au manteau de boue qui est au delà de ta grotte, s'agitant de tout le corps pour retirer leurs pieds enfoncés dans la fange noire et puante du lac.
PROSPERO.-Tu as très-bien fait, mon oiseau. Garde encore ta forme invisible. Va, apporte ici tout ce qu'il y a d'oripeaux dans ma demeure: c'est l'appât où je prendrai ces voleurs.
ARIEL.-J'y vais, j'y vais.
(Il sort.)
PROSPERO.-Un démon, un démon incarné dont la nature ne peut jamais offrir aucune prise à l'éducation, sur qui j'ai perdu, entièrement perdu toutes les peines que je me suis données par humanité! et comme son corps devient plus difforme avec les années, son âme se gangrène encore… Je veux qu'ils souffrent tous jusqu'à en rugir.-(Rentre Ariel chargé d'habillements brillants et autres choses du même genre.)-Viens, range-les sur cette corde.
(Prospero et Ariel demeurent invisibles.)
(Entrent Caliban, Stephano et Trinculo tout mouillés.)
CALIBAN.-Je t'en prie, va d'un pas si doux que la taupe aveugle ne puisse ouïr ton pied se poser. Nous voilà tout près de sa caverne.
STEPHANO.-Eh bien! monstre, votre lutin, que vous disiez un lutin sans malice, ne nous a guère mieux traités que le Follet des champs18.
Note 18: Le mot anglais est Jack. On l'appelle aussi Jack a lantern (Jacques à la lanterne.)
TRINCULO.-Monstre, je sens partout le pissat de cheval, ce dont mon nez est en grande indignation.
STEPHANO.-Le mien aussi, entendez-vous, monstre? Si j'allais prendre de l'humeur contre vous, voyez-vous…
TRINCULO.-Tu serais un monstre perdu.
CALIBAN.-Mon bon prince, conserve-moi toujours tes bonnes grâces. Aie patience, car le butin auquel je te conduis couvrira bien cette mésaventure: ainsi, parle tout bas. Tout est coi ici, comme s'il était encore minuit.
TRINCULO.-Oui, mais avoir perdu nos bouteilles dans la mare!
STEPHANO.-Il n'y a pas à cela seulement de la honte, du déshonneur, monstre, mais une perte immense.
TRINCULO.-Cela m'est encore plus sensible que de m'être mouillé.-C'est cependant votre lutin sans malice, monstre…
STEPHANO.-Je veux aller rechercher ma bouteille, dussé-je, pour ma peine, en avoir jusque par-dessus les oreilles.
CALIBAN.-Je t'en prie, mon prince, ne souffle pas.-Vois-tu bien? voici la bouche de la caverne: point de bruit; entre. Fais-nous ce bon méfait qui pour toujours te met, toi, en possession de cette île; et moi, ton Caliban à tes pieds, pour les lécher éternellement.
STEPHANO.-Donne-moi ta main. Je commence à avoir des idées sanguinaires.
TRINCULO.-O roi Stephano19! ô mon gentilhomme! ô digne Stephano! regarde; vois quelle garde-robe il y a ici pour toi!
Note 19: Allusion à une ancienne ballade King Stephens was a worthy peer (le roi Étienne était un digne gentilhomme), où l'on célèbre l'économie de ce prince relativement à sa garde-robe. Il y a dans Othello deux couplets de cette ballade.
CALIBAN.-Laisse tout cela, imbécile; ce n'est que de la drogue.
TRINCULO.-Oh! oh! monstre, nous nous connaissons en friperie.-O roi Stephano!
STEPHANO.-Lâche cette robe, Trinculo. Par ma main! je prétends avoir cette robe.
TRINCULO.-Ta Grandeur l'aura.
CALIBAN.-Que l'hydropisie étouffe cet imbécile! A quoi pensez-vous de vous amuser à ce bagage? Avançons, et faisons le meurtre d'abord. S'il se réveille, depuis la plante des pieds jusqu'au crâne, notre peau ne sera plus que pincements; oh! il nous accoutrera d'une étrange manière!
STEPHANO.-Paix, monstre!-Madame la corde, ce pourpoint n'est-il pas pour moi?-Voilà le pourpoint hors de ligne.-A présent, pourpoint, vous êtes sous la ligne; vous courez risque de perdre vos crins et de devenir un faucon chauve20.
Note 20: Mistress line, is not this my jerkin? Now is the jerkin under the line: now jerkin, you are like to lose your hair and prove a bald jerkin. Line est pris ici dans le sens de corde tendue au premier abord, puis, et en même temps dans celui de ligne équatoriale. Jerkin, d'un autre côté, signifie pourpoint et faucon. Le pourpoint a probablement été tiré avec quelque difficulté de dessous la corde (line), et sous la ligne (line), l'équateur, certaines maladies font tomber les cheveux, et les cordes où l'on tend les habits sont faites de crin (hair, crins et cheveux). Ainsi, le pourpoint (jerkin) tiré de la corde, ou sous la ligne, comme on voudra, perd ses crins ou ses cheveux, et devient un bald jerkin (faucon chauve), espèce d'oiseau connu sous le nom de choucas. Mais c'en est assez et plus qu'il ne faut sur cette bizarre plaisanterie.