– Je ne le savais pas moi-même, dis-je assez surpris.

– Comment! Au moment de commencer la Canzone, elle m’a dit que c’était toi qui la lui avais fait connaître.

– Elle m’aura sans doute entendu la lire à sa sœur, un jour qu’elle cousait ou brodait auprès de nous, comme elle fait souvent; mais du diable si elle a laissé paraître qu’elle comprenait.

– Vrai! Alissa et toi, vous êtes stupéfiants d’égoïsme. Vous voilà tout confits dans votre amour, et vous n’avez pas un regard pour l’éclosion admirable de cette intelligence, de cette âme! Ce n’est pas pour me faire un compliment, mais tout de même il était temps que j’arrive… Mais non, mais non, je ne t’en veux pas, tu vois bien, disait-il en m’embrassant encore. Seulement, promets-moi: pas un mot de tout ça à Alissa. Je prétends mener mon affaire tout seul. Juliette est prise, c’est certain, et assez pour que j’ose la laisser jusqu’aux prochaines vacances. Je pense même ne pas lui écrire d’ici là. Mais, le congé du nouvel an, toi et moi, nous irons le passer au Havre, et alors…

– Et alors?…

– Eh bien, Alissa apprendra tout d’un coup nos fiançailles. Je compte mener ça rondement. Et sais-tu ce qui va se passer? Ce consentement d’Alissa, que tu n’es pas capable de décrocher, je te l’obtiendrai par la force de notre exemple. Nous lui persuaderons qu’on ne peut célébrer notre mariage avant le vôtre…

Il continuait, me submergeait sous un intarissable flux de paroles qui ne s’arrêta même pas à l’arrivée du train à Paris, même pas à notre rentrée à Normale, car, bien que nous eussions fait à pied le chemin de la gare à l’École, et malgré l’heure avancée de la nuit, Abel m’accompagna dans ma chambre, où nous prolongeâmes la conversation jusqu’au matin.

L’enthousiasme d’Abel disposait du présent et de l’avenir. Il voyait, racontait déjà nos doubles noces; imaginait, peignait la surprise et la joie de chacun; s’éprenait de la beauté de notre histoire, de notre amitié, de son rôle dans mes amours. Je me défendais mal contre une si flatteuse chaleur, m’en sentais enfin pénétré et cédais doucement à l’attrait de ses propositions chimériques. À la faveur de notre amour, se gonflaient notre ambition et notre courage; à peine au sortir de l’École, notre double mariage béni par le pasteur Vautier, nous partions tous les quatre en voyage; puis nous lancions dans d’énormes travaux, où nos femmes devenaient volontiers nos collaboratrices. Abel, que le professorat attirait peu et qui se croyait né pour écrire, gagnait rapidement, au moyen de quelques pièces à succès, la fortune qui lui manquait; pour moi, plus attiré par l’étude que par le profit qui peut en revenir, je pensais m’adonner à celle de la philosophie religieuse, dont je projetais d’écrire l’histoire… Mais que sert de rappeler ici tant d’espoirs?

Le lendemain nous nous plongeâmes dans le travail.

IV

Le temps, jusqu’aux vacances du nouvel an, était si court que, tout exaltée par mon dernier entretien avec Alissa, ma foi put ne pas défaillir un instant. Ainsi que je me l’étais promis, je lui écrivais très longuement chaque dimanche: les autres jours, me tenant à l’écart de mes camarades et ne fréquentant guère qu’Abel, je vivais avec la pensée d’Alissa et couvrais mes livres favoris d’indications à son usage, soumettant à l’intérêt qu’elle y pourrait prendre l’intérêt que moi-même y cherchais. Ses lettres ne laissaient pas de m’inquiéter; encore qu’elle répondît assez régulièrement aux miennes, je croyais voir plutôt, dans son zèle à me suivre, un souci d’encourager mon travail, qu’un entraînement de son esprit; et même il me semblait, tandis qu’appréciations, discussions, critiques ne m’étaient qu’un moyen d’exprimer ma pensée, qu’au contraire elle s’aidât de tout cela pour me cacher la sienne. Parfois je doutais si elle ne s’en faisait pas un jeu… N’importe! bien résolu à ne me plaindre de rien, je ne laissais dans mes lettres rien percer de mon inquiétude.

Vers la fin de décembre, nous partîmes donc pour le Havre, Abel et moi.

Je descendis chez ma tante Plantier. Elle n’était pas à la maison quand j’arrivai. Mais à peine avais-je eu le temps de m’installer dans ma chambre qu’un domestique vint m’avertir qu’elle m’attendait dans le salon.

Elle ne se fut pas plus tôt informée de ma santé, de mon installation, de mes études que, se laissant aller sans plus de précautions à son affectueuse curiosité:

– Tu ne m’as pas encore dit, mon enfant, si tu avais été content de ton séjour à Fongueusemare? As-tu pu avancer un peu tes affaires?

Il fallait endurer la maladroite bonhomie de ma tante; mais pour pénible qu’il me fût d’entendre traiter si sommairement des sentiments que les mots les plus purs et les plus doux me semblaient brutaliser encore, cela était dit sur un ton si simple et si cordial qu’il eût été stupide de s’en fâcher. Néanmoins je me rebiffai d’abord quelque peu:

– Ne m’avez-vous pas dit au printemps que vous considériez des fiançailles comme prématurées?

– Oui, je sais bien; on dit cela d’abord, repartit-elle en s’emparant d’une de mes mains qu’elle pressa pathétiquement dans les siennes. Et puis, à cause de tes études, de ton service militaire, vous ne pouvez pas vous marier avant nombre d’années, je sais bien. D’ailleurs, moi, personnellement, je n’approuve pas beaucoup les longues fiançailles; cela fatigue les jeunes filles… Mais c’est quelquefois bien touchant… Au reste, il n’est pas nécessaire de rendre les fiançailles officielles… seulement cela permet de faire comprendre – oh! discrètement – qu’il n’est plus nécessaire de chercher pour elles; et puis cela autorise votre correspondance, vos rapports; et, enfin, si quelque autre parti se présentait de lui-même – et cela pourrait bien arriver, insinua-t-elle avec un sourire pertinent, – cela permet de répondre délicatement que… non; que ce n’est pas la peine. Tu sais qu’on est venu demander la main de Juliette! Elle a été très remarquée, cet hiver. Elle est encore un peu jeune; et c’est aussi ce qu’elle a répondu; mais le jeune homme propose d’attendre; – ce n’est plus précisément un jeune homme… bref, c’est un excellent parti; quelqu’un de très sûr; du reste tu le verras demain; il doit venir à mon arbre de Noël. Tu me diras ton impression.

– Je crains, ma tante, qu’il n’en soit pour ses frais et que Juliette n’ait quelqu’un d’autre en tête, dis-je en faisant un grand effort pour ne pas nommer Abel aussitôt.

– Hum? fit ma tante interrogativement, avec une moue sceptique et portant sa tête de côté. Tu m’étonnes! Pourquoi ne m’en aurait-elle rien dit?

Je me mordis les lèvres pour ne pas parler davantage.

– Bah! nous le verrons bien… Elle est un peu souffrante, Juliette, ces derniers temps, reprit-elle… D’ailleurs, ce n’est pas d’elle qu’il s’agit à présent… Ah! Alissa est bien aimable aussi… Enfin, oui ou non, lui as-tu fait ta déclaration?

Bien que regimbant de tout mon cœur contre ce mot: déclaration, qui me semblait si improprement brutal, pris de front par la question et mal capable de mentir, je répondis confusément:

– Oui – et sentis mon visage s’embraser.


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