– Viens t’asseoir près de moi, m’a-t-il dit et, bien qu’il fût déjà tard, il a commencé à me parler de ma mère, ce qu’il n’avait jamais fait depuis leur séparation. Il m’a raconté comment il l’avait épousée, combien il l’aimait et ce que d’abord elle avait été pour lui.

– Papa, lui ai-je dit enfin, je te supplie de me dire pourquoi tu me racontes cela ce soir, ce qui te fait me raconter cela précisément ce soir…

– Parce que, tout à l’heure, quand je suis rentré dans le salon, et que je t’ai vue, comme tu étais étendue sur le canapé, un instant j’ai cru revoir ta mère.

Si j’insistais ainsi, c’est que, ce même soir… Jérôme lisait par-dessus mon épaule, debout, appuyé contre mon fauteuil, penché sur moi. Je ne pouvais le voir mais sentais son haleine et comme la chaleur et le frémissement de son corps. Je feignais de continuer ma lecture, mais je ne comprenais plus; je ne distinguais même plus les lignes; un trouble si étrange s’était emparé de moi que j’ai dû me lever de ma chaise, en hâte, tandis que je le pouvais encore. J’ai pu quitter quelques instants la pièce sans qu’heureusement il se soit rendu compte de rien… Mais quand, un peu plus tard, seule dans le salon, je m’étais étendue sur ce canapé où papa trouvait que je ressemblais à ma mère, précisément alors c’est à elle que je pensais.

J’ai très mal dormi cette nuit, inquiète, oppressée, misérable, obsédée par le souvenir du passé qui remontait en moi comme un remords. Seigneur, enseignez-moi l’horreur de tout ce qui a quelque apparence du mal.

Pauvre Jérôme! Si pourtant il savait que parfois il n’aurait qu’un geste à faire, et que ce geste parfois je l’attends…

Lorsque j’étais enfant, c’est à cause de lui déjà que je souhaitais d’être belle. Il me semble à présent que je n’ai jamais «tendu à la perfection» que pour lui. Et que cette perfection ne puisse être atteinte que sans lui, c’est, ô mon Dieu! celui d’entre vos enseignements qui déconcerte le plus mon âme.

Combien heureuse doit être l’âme pour qui vertu se confondrait avec amour! Parfois je doute s’il est d’autre vertu que d’aimer, d’aimer le plus possible et toujours plus… Mais certains jours, hélas! la vertu ne m’apparaît plus que comme une résistance à l’amour. Eh quoi! oserais-je appeler vertu le plus naturel penchant de mon cœur! Ô sophisme attrayant! invitation spécieuse! mirage insidieux du bonheur!

Je lis ce matin dans La Bruyère:

«Il y a quelquefois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu.»

Pourquoi donc inventai-je ici la défense? Serait-ce que m’attire en secret un charme plus puissant encore, plus suave que celui de l’amour? Oh! pouvoir entraîner à la fois nos deux âmes, à force d’amour, au delà de l’amour!…

Hélas! Je ne le comprends que trop bien à présent: entre Dieu et lui, il n’est pas d’autre obstacle que moi-même. Si, peut-être, comme il me le dit, son amour pour moi l’inclina vers Dieu tout d’abord, à présent cet amour l’empêche; il s’attarde à moi, me préfère, et je deviens l’idole qui le retient de s’avancer plus loin dans la vertu. Il faut que l’un de nous deux y parvienne; et désespérant de surmonter dans mon lâche cœur mon amour, permettez-moi, mon Dieu, accordez-moi la force de lui apprendre à ne m’aimer plus; de manière qu’au prix des miens, je vous apporte ses mérites infiniment préférables… et si mon âme aujourd’hui sanglote de le perdre, n’est-ce pas pour que, plus tard, je le retrouve en Vous…

Dites, ô mon Dieu! quelle âme vous mérita jamais davantage? N’est-il pas né pour mieux que pour m’aimer? Et l’aimerais-je autant, s’il devait s’arrêter à moi-même? Combien se rétrécit dans le bonheur tout ce qui pourrait être héroïque!…

Dimanche.

«Dieu nous ayant gardés pour quelque chose de meilleur.»

Lundi 3 mai.

Que le bonheur soit là, tout près, qu’il se propose… n’avoir qu’à allonger la main pour s’en saisir…

Ce matin, causant avec lui, j’ai consommé le sacrifice.

Lundi soir.

Il part demain…

Cher Jérôme, je t’aime toujours de tendresse infinie; mais jamais plus je ne pourrai te le dire. La contrainte que j’impose à mes yeux, à mes lèvres, à mon âme, est si dure que te quitter m’est délivrance et amère satisfaction.

Je m’efforce d’agir avec raison, mais au moment de l’action, les raisons qui me faisaient agir m’échappent, ou me paraissent folles; je n’y crois plus…

Les raisons qui me font le fuir? Je n’y crois plus… Et je le fuis pourtant, avec tristesse, et sans comprendre pourquoi je le fuis.

Seigneur! nous avancer vers vous, Jérôme et moi, l’un avec l’autre, l’un par l’autre; marcher tout le long de la vie comme deux pèlerins dont l’un parfois dise à l’autre: «Appuie-toi sur moi, frère, si tu es las», et dont l’autre réponde: «Il me suffit de te sentir près de moi…» Mais non! la route que vous nous enseignez, Seigneur, est une route étroite – étroite à n’y pouvoir marcher deux de front.

4 juillet.

Voilà plus de six semaines que je n’ai pas rouvert ce cahier. Le mois dernier, en en relisant quelques pages, j’y avais surpris un absurde, un coupable souci de bien écrire… que je lui dois…

Comme si, dans ce cahier que je n’ai commencé que pour m’aider à me passer de lui, je continuais à lui écrire.

J’ai déchiré toutes les pages qui m’ont paru bien écrites. (Je sais ce que j’entends par là.) J’aurais dû déchirer toutes celles où il est question de lui. J’aurais dû tout déchirer… Je n’ai pas pu.

Et déjà d’avoir arraché ces quelques pages, j’ai ressenti un peu d’orgueil… un orgueil dont je rirais, si mon cœur n’était si malade.

Vraiment il semblait que j’eusse là du mérite et que ce que je supprimais fût grand-chose!

6 juillet.

J’ai dû bannir de ma bibliothèque…

De livre en livre je le fuis et le retrouve. Même la page que sans lui je découvre, j’entends sa voix encore me la lire. Je n’ai goût qu’à ce qui l’intéresse, et ma pensée a pris la forme de la sienne au point que je ne sais les distinguer pas plus qu’au temps où je pouvais me plaire à les confondre.

Parfois je m’efforce d’écrire mal, pour échapper au rythme de ses phrases; mais lutter contre lui, c’est encore m’occuper de lui. Je prends la résolution de ne plus lire pour un temps que la Bible (l’Imitation aussi, peut-être) et de ne plus écrire dans ce carnet que, chaque jour, le verset marquant de ma lecture.

Suivait une sorte de «pain quotidien», où la date de chaque jour, à partir du premier juillet, était accompagnée d’un verset. Je ne transcris ici que ceux qu’accompagnait aussi quelque commentaire.


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