Hélas! quand j’eus l’âge convenable pour goûter au miel Pégaséen, alors que mes joues fraîches ne se voyaient pas encore fleuries d’un seul poil,
Mon père me chassa avec les épieux et les lances, et non pas seulement avec les éperons, à compulser textes et gloses, et m’occupa cinq ans à ces sottises [11].
Après cinq ans d’essais infructueux et de luttes incessantes, son père finit par s’apercevoir qu’il perdait son temps à vouloir faire de son fils un homme de loi. Il lui rendit sa liberté. Arioste avait déjà dépassé l’âge de vingt ans. Il lui fallut réparer le temps perdu. Sa bonne fortune le fit tomber entre les mains du célèbre Grégoire de Spolète, savant helléniste et latiniste, sous la direction duquel il fit de rapides progrès dans la langue de Virgile et d’Horace. Il venait à peine d’entreprendre l’étude du grec quand il perdit son professeur. Sur les instances d’Isabelle, femme de Jean Galéas, Grégoire avait consenti à accompagner en France le jeune Ludovic Sforza, prisonnier de Louis XII. Peu de temps après, le père d’Arioste mourut, et tous les soins de la famille retombèrent à la charge de ce dernier, de sorte qu’il dut faire marcher de front ses études et ses démarches pour établir ses sœurs et ses frères. Il s’acquitta de cette double tâche avec un courage admirable.
Entre temps, il s’était fait connaître par quelques pièces de vers, sonnets, madrigaux, canzones. Sa réputation naissante lui valut la protection d’Hippolyte, cardinal d’Este, qui se l’attacha en qualité de poète. Mais, bien qu’Arioste fut déjà fort estimé pour ses talents d’écrivain, le cardinal se servit plus souvent de lui comme messager d’État que comme poète attitré. Il l’envoya à diverses reprises auprès du pape; une première fois quand les Vénitiens déclarèrent la guerre au duc Alphonse, pour lui réclamer une somme importante que lui devait Jules II; une seconde fois, après la victoire des Français à Ravenne.
C’est au milieu de ces allées et venues qu’Arioste composa son poème de Roland, qu’il dédia au cardinal Hippolyte, lequel ne paraît guère en avoir compris la valeur. Un jour, après avoir entendu la lecture de plusieurs chants que le poète venait de terminer, il lui dit en riant: «Hé! maître Ludovic, où diable avez-vous pris toutes ces… sottises?» Le mot, en italien, est autrement expressif, mais il ne saurait être traduit en français [12]. Je dois ajouter que si le cardinal faisait assez peu de cas du talent de poète d’Arioste, il le payait fort mal.
Mais il fallait vivre; il fallait surtout pourvoir aux besoins de la nombreuse couvée dont il était l’unique soutien. Arioste resta dix-sept ans auprès d’Hippolyte. À la mort du cardinal, il passa au service du duc Alphonse qui le traita avec plus de considération, sinon avec plus de largesse. Mais le désir de ne pas s’éloigner de Ferrare lui fit accepter cette nouvelle servitude:
Ce n’est pas que le service du duc soit bon de tous points; ce qui me plaît surtout en lui, c’est que je m’éloigne rarement du nid natal, ce qui jette peu de trouble dans mes travaux [13].
Arioste s’était bâti à Ferrare une maison entourée d’un jardin. C’est là qu’il écrivit la plupart de ses ouvrages, et qu’il mit la dernière main à son poème de Roland. À son vif regret, à la mort de Léon X, il dut quitter sa chère retraite pour aller prendre le gouvernement de la province de Garfagnana, en plein Apennin. On raconte à ce sujet l’aventure suivante: Il se rendait à sa résidence, et était sur le point d’arriver à Castelnuovo, quand il fut arrêté par des brigands, lesquels, aussitôt qu’ils eurent appris quel était leur prisonnier, le comblèrent de marques de respect et l’escortèrent jusqu’à ce qu’il eût franchi le passage dangereux. Peut-être n’est-ce là qu’une légende; mais l’aventure n’a rien d’invraisemblable. Elle est bien dans les mœurs de l’époque, et s’accorde parfaitement avec l’admiration que les contemporains d’Arioste avaient pour le poète de Roland.
Il resta trois ans à Castelnuovo. Rentré à la fin de sa mission à Ferrare, il ne s’y occupa plus que de ses travaux littéraires, retouchant sans cesse son poème de Roland. Il venait d’en donner une édition définitive, lorsqu’il mourut, le 8 juillet 1533, à l’âge de cinquante-neuf ans.
Outre Roland furieux, Arioste a écrit cinq comédies et des satires au nombre de sept. Voici comment s’exprime, au sujet de ces dernières, un des maîtres de la critique italienne: «Dans le genre de la satire, comme dans le genre épique et dans celui de la comédie, Arioste excelle comme se rapprochant le plus d’Horace, lequel a su, plus que les autres auteurs latins, conserver à la satire l’allure de la comédie [14].» Pour nous, les satires d’Arioste ont surtout le mérite de nous retracer dans ses détails intimes la vie du poète.
Des cinq comédies, la plus célèbre, la meilleure aussi, est celle qui a pour titre: I Suppositi. Puis viennent la Cassaria, il Negromante, la Lena, et la Scolastica. Cette dernière, laissée inachevée par Arioste, fut terminée par son frère Gabriel. Ces cinq pièces, où se retrouvent à un haut degré les principales qualités de l’auteur de Roland, l’abondance, la verve, la clarté, l’esprit d’observation, eurent toutes, sauf la dernière qui ne fut pas jouée, du moins du vivant d’Arioste, un grand succès et le placèrent au premier rang des auteurs comiques en Italie. Mais encore une fois, son vrai titre aux yeux de la postérité n’est ni dans ses comédies, ni dans ses satires, ni dans les poésies lyriques qu’il a composées en l’honneur de divers personnages de la maison d’Este et, en particulier, du cardinal Hippolyte; c’est dans Roland qu’il faut le chercher. Les satires et les comédies d’Arioste ne sont plus guère lues que des érudits, tandis que Roland est dans toutes les mains, a été traduit dans toutes les langues. Bien qu’âgé de près de quatre siècles, il est, comme dit le poète:
Jeune encore de gloire et d’immortalité.
Roland furieux fut publié pour la première fois à Ferrare, en 1515 ou 1516. Depuis cette époque, il en a été fait de nombreuses traductions françaises en prose et en vers. Voltaire disait à ce propos: «Je n’ai jamais pu lire un seul chant de ce poème dans nos traductions [15].» Si Voltaire vivait encore, il tiendrait certainement le même langage. Les traductions de Roland faites après lui ne valent guère mieux que celles qui existaient de son temps. Si les dernières ont été parfois un peu plus scrupuleuses sous le rapport de l’exactitude, elles sont toutes d’un terre à terre désespérant. Aucune n’a cherché à rendre le coloris étincelant, la naïveté savante, l’enjouement, le brio qu’Arioste a répandus à pleines mains sur son œuvre. À les lire, on ressent la même impression que ferait éprouver la vue d’un papillon dont les ailes, prises entre les doigts d’un rustre, y auraient laissé leurs couleurs.
Cependant, je ne crois pas qu’il soit impossible de donner de nos jours une bonne traduction du chef-d’œuvre d’Arioste. La langue française du XIXe siècle, telle que nous l’ont faite J.-J. Rousseau, Chateaubriand, George Sand, Victor Hugo, est un instrument assez souple, assez sonore, assez complet pour prendre tous les tons, pour rendre toutes les nuances d’un idiome étranger, surtout de l’italien avec lequel elle a tant d’affinités d’origine. Aussi, n’ai-je pas hésité à traduire Roland furieux après tant d’autres. Ai-je réussi à faire mieux que mes devanciers? Il ne m’appartient pas d’en juger. Ce que je puis dire, c’est que je me suis efforcé de mieux faire. En tout cas, la façon si bienveillante avec laquelle le public a accueilli mes traductions de la Divine Comédie et du Décaméron, me fait espérer qu’il me tiendra compte, cette fois encore, des efforts que j’ai faits pour lui offrir, dans toute sa vérité, un des chefs-d’œuvre et, suivant quelques-uns, parmi lesquels Voltaire, le chef-d’œuvre de la poésie italienne.