Après que les deux guerriers se furent longtemps fatigués en vain pour s’abattre réciproquement, tous les deux étant de forces égales les armes en mains et non moins habiles l’un que l’autre, le seigneur de Montauban [24] fut le premier qui parla au chevalier d’Espagne, comme quelqu’un qui a dans le cœur tant de feu qu’il en brûle tout entier, et ne trouve pas le temps de l’exhaler.

Il dit au païen: «Tu auras cru nuire à moi seul, et pourtant tu te seras nui à toi-même avec moi. Si tout cela arrive parce que les rayons fulgurants du nouveau soleil t’ont allumé la poitrine, quel bénéfice auras-tu de me retarder ici? Quand bien même tu m’aurais mort ou prisonnier, la belle dame n’en serait pas plus à toi, car pendant que nous nous attardons, elle va son chemin.

» Combien mieux vaudrait-il, si tu l’aimes aussi, de te mettre au travers de sa route pour la retenir et l’arrêter, avant que plus loin elle ne s’en aille! Quand nous l’aurons en notre pouvoir, alors nous verrons avec l’épée à qui elle doit appartenir. Autrement, je ne vois pas, après une longue fatigue, qu’il puisse en résulter pour nous autre chose que du désagrément.»

La proposition ne déplaît pas au païen. Leur querelle est ainsi différée, et entre eux naît subitement une telle trêve, la haine et la colère s’en vont en tel oubli, que le païen, en s’éloignant des fraîches eaux, ne laisse pas à pied le brave fils d’Aymon. Avec prière il l’invite, puis le prend en croupe et, sur les traces d’Angélique, il galope.

Ô grande bonté des chevaliers antiques! Ils étaient rivaux, ils étaient de croyance opposée et ils sentaient toute leur personne encore endolorie d’âpres coups; pourtant, par les forêts obscures et les sentiers de traverse, ils vont ensemble, sans que le soupçon les détourne. De quatre éperons stimulé, le destrier arrive à un endroit où la route en deux se partageait.

Et comme ils ne savaient si la donzelle avait suivi l’une ou l’autre voie, – car sans différence aucune apparaissaient sur toutes deux les traces nouvelles – ils s’en remirent à l’arbitrage de la fortune, Renaud prenant l’une et le Sarrasin l’autre. Par le bois, Ferragus s’avança longtemps et, à la fin, se retrouva juste à l’endroit d’où il venait.

Il se retrouve encore au bord de la rivière, là où son casque était tombé dans l’eau. Puisqu’il n’espère plus retrouver la dame, pour avoir le casque que le fleuve lui cache, à l’endroit même où il était tombé, il descend sur l’extrême bord humide. Mais le casque était tellement enfoncé dans le sable, qu’il aura fort à faire avant de l’avoir.

Avec un grand rameau d’arbre émondé, dont il avait fait une longue perche, il sonde le fleuve et cherche jusqu’au fond, ne laissant pas un endroit sans le battre et le fouiller. Pendant qu’à sa plus grande colère son retard ainsi se prolonge, il voit du milieu du fleuve surgir jusqu’à la poitrine un chevalier à l’aspect hautain.

Il était, sauf la tête, complètement armé, et tenait un casque dans la main droite; c’était précisément le casque que Ferragus avait longtemps cherché en vain. S’adressant avec colère à Ferragus, il dit: «Ah! parjure à ta foi, maudit, pourquoi regrettes-tu encore de me laisser le casque que depuis longtemps tu devais me rendre?

» Souviens-toi, païen, du jour où tu occis le frère d’Angélique. Ce frère, c’est moi. Avec le reste de mes armes, tu me promis de jeter, au bout de quelques jours, le casque dans la rivière. Or, si la fortune – ce que toi tu n’as pas voulu faire – a réalisé mon désir, ne t’en fâche pas; et si tu dois te fâcher, que ce soit d’avoir manqué à ta parole.

» Mais si pourtant tu as envie d’un casque fin, trouves-en un autre et conquiers-le avec plus d’honneur. Le paladin Roland en porte un semblable; un semblable, et peut-être encore meilleur, en porte Renaud. L’un appartint à Almont et l’autre à Mambrin [25]. Acquiers l’un d’eux par ta valeur; quant à celui-ci, que tu avais jadis promis de me laisser, tu feras bien de me le laisser en effet.»

À l’apparition que l’ombre fit à l’improviste hors de l’eau, tout le poil du Sarrasin se hérissa, et son visage pâlit. Sa voix qui était prête à sortir, s’arrêta. Puis, s’entendant ainsi reprocher par Argail qu’il avait tué jadis, – il se nommait Argail – son manque de parole, il se sentit brûler au dedans et au dehors de honte et de colère.

N’ayant pas le temps de chercher une autre excuse et reconnaissant bien qu’on lui disait la vérité, il resta sans réponse et la bouche close. Mais la vergogne lui traversa tellement le cœur, qu’il jura par la vie de Lanfuse [26] ne vouloir jamais plus qu’un autre casque le couvrît, sinon celui si célèbre que jadis, dans Aspromonte, Roland arracha de la tête du fier Almont.

Et il observa mieux ce serment qu’il n’avait fait du premier. Puis, il s’en va si mécontent que, pendant plusieurs jours, il s’en ronge et s’en consume l’esprit, n’ayant d’autre préoccupation que de chercher le paladin, de çà [27] de là, où il pense le trouver. Une aventure d’un autre genre arrive au brave Renaud qui avait pris des chemins opposés.

Renaud ne va pas loin, sans voir sauter devant lui son généreux destrier: «Arrête, mon Bayard; arrête tes pas; car être sans toi m’est trop nuisible.» À cet appel, le destrier reste sourd et ne vient pas à lui. Au contraire il s’en va plus rapide. Renaud le suit et se consume de colère. Mais suivons Angélique qui fuit.

Elle fuit à travers les forêts obscures et pleines d’épouvante, par des lieux inhabités, déserts et sauvages. Le mouvement des feuilles et de la verdure, s’agitant aux branches des chênes, des ormes et des hêtres, lui avait fait, par des peurs soudaines, tracer de çà de là d’étranges détours, car à toute ombre aperçue sur la montagne et dans la vallée, elle craint toujours d’avoir Renaud derrière les épaules.

Telle la jeune biche ou la jeune chèvre qui, à travers les feuilles du bois natal, a vu le léopard égorger sa mère, et lui ouvrir le flanc et la poitrine, de forêt en forêt, loin de la bête cruelle, s’échappe, tremblant de peur et de défiance. À chaque buisson qu’elle frôle en passant, elle croit être saisie par la gueule de la bête féroce.

Ce jour-là, et la nuit suivante et la moitié de l’autre jour, Angélique s’en va, tournant et ne sachant où. Elle se trouve à la fin dans un charmant petit bois, que doucement caresse une fraîche brise. Deux clairs ruisseaux murmurant tout autour, y tiennent les herbes toujours tendres et nouvelles, et font un doux concert à l’oreille, en se brisant et en courant lentement à travers de petites roches.

Là, pensant être en sûreté et à mille milles de Renaud, fatiguée de la route et brûlée par la chaleur, elle se décide à se reposer un peu. Elle descend de cheval parmi les fleurs, et laisse aller à la pâture le palefroi débarrassé de sa bride. Celui-ci s’en va errer autour des claires ondes dont les bords étaient remplis d’une herbe fraîche.

Non loin de là, Angélique voit un beau buisson d’épines fleuries et de roses vermeilles, qui se penche sur le miroir des eaux limpides, garanti du soleil par les grands chênes ombreux. Au milieu est un espace vide, de sorte qu’il forme comme une chambre fraîche parmi des ombres plus épaisses. Et les feuilles s’entremêlent aux rameaux, de façon que le soleil, ni le moindre regard, n’y peuvent pénétrer.


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