Un autre genre de revenu, qui, sans enrichir les détenus, n’en était pas moins constant et bienfaisant, c’était l’aumône. Les classes élevées de notre société russe ne savent pas combien les marchands, les bourgeois et tout notre peuple en général a de soins pour les «malheureux [5]». L’aumône ne faisait jamais défaut et consistait toujours en petits pains blancs, quelquefois en argent, – mais très-rarement. – Sans les aumônes, l’existence des forçats, et surtout celle des prévenus, qui sont fort mal nourris, serait par trop pénible. L’aumône se partage également entra tous les détenus. Si l’aumône ne suffit pas, on divise les petits pains par la moitié et quelquefois même en six morceaux, afin que chaque forçat en ait sa part. Je me souviens de la première aumône, – une petite pièce de monnaie, – que je reçus. Peu de temps après mon arrivée, un matin, en revenant du travail seul avec un soldat d’escorte, je croisai une mère et sa fille, une enfant de dix ans, jolie comme un ange. Je les avais déjà vues une fois. (La mère était veuve d’un pauvre soldat qui, jeune encore, avait passé au conseil de guerre et était mort dans l’infirmerie de la maison de force, alors que je m’y trouvais. Elles pleuraient à chaudes larmes quand elles étaient venues toutes deux lui faire leurs adieux.) En me voyant, la petite fille rougit et murmura quelques mots à l’oreille de sa mère, qui s’arrêta et prit dans un panier un quart de kopek qu’elle remit à la petite fille. Celle-ci courut après moi: – «Tiens, malheureux, me dit-elle, prends ce kopek au nom du Christ!» – Je pris la monnaie qu’elle me glissait dans la main; la petite fille retourna tout heureuse vers sa mère. Je l’ai conservé longtemps, ce kopek-là!

II – PREMIÈRES IMPRESSIONS.

Les premières semaines et en général les commencements de ma réclusion se présentent vivement à mon imagination. Au contraire, les années suivantes se sont fondues et ne m’ont laissé qu’un souvenir confus. Certaines époques de cette vie se sont même tout à fait effacées de ma mémoire; je n’en ai gardé qu’une impression unique, toujours la même, pénible, monotone, étouffante.

Ce que j’ai vu et éprouvé pendant ces premiers temps de ma détention, il me semble que tout cela est arrivé hier. Il devait en être ainsi.

Je me rappelle parfaitement que, tout d’abord, cette vie m’étonna par cela même qu’elle ne présentait rien de particulier, d’extraordinaire, ou pour mieux m’exprimer, d’inattendu. Plus tard seulement, quand j’eus vécu assez longtemps dans la maison de force, je compris tout l’exceptionnel, l’inattendu d’une existence semblable, et je m’en étonnai. J’avouerai que cet étonnement ne m’a pas quitté pendant tout le temps de ma condamnation; je ne pouvais décidément me réconcilier avec cette existence.

J’éprouvai tout d’abord une répugnance invincible en arrivant à la maison de force, mais, chose étrange! la vie m’y sembla moins pénible que je ne me l’étais figuré en route.

En effet, les détenus, bien qu’embarrassés par leurs fers, allaient et venaient librement dans la prison; ils s’injuriaient, chantaient, travaillaient, fumaient leur pipe et buvaient de l’eau-de-vie (les buveurs étaient pourtant assez rares); il s’organisait même de nuit des parties de cartes en règle. Les travaux ne me parurent pas très-pénibles; il me semblait que ce n’était pas la vraie fatigue du bagne. Je ne devinai que longtemps après pourquoi ce travail était dur et excessif; c’était moins par sa difficulté que parce qu’il était forcé, contraint, obligatoire, et qu’on ne l’accomplissait que par crainte du bâton. Le paysan travaille certainement beaucoup plus que le forçat, car pendant l’été il peine nuit et jour; mais c’est dans son propre intérêt qu’il se fatigue, son but est raisonnable, aussi endure-t-il moins que le condamné qui exécute un travail forcé dont il ne retire aucun profit. Il m’est venu un jour à l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité. Les travaux forcés tels qu’ils existent actuellement ne présentent aucun intérêt pour les condamnés, mais ils ont au moins leur raison d’être: le forçat fait des briques, creuse la terre, crépit, construit; toutes ces occupations ont un sens et un but. Quelquefois même le détenu s’intéresse à ce qu’il fait. Il veut alors travailler plus adroitement, plus avantageusement; mais qu’on le contraigne, par exemple, à transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, et vice versa, à concasser du sable ou à transporter un tas de terre d’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, je suis persuadé qu’au bout de quelques jours le détenu s’étranglera ou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soi qu’un châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeance atroce qu’une correction; il serait absurde, car il n’atteindrait aucun but sensé.

Je n’étais, du reste, arrivé qu’en hiver, au mois de décembre; les travaux avaient alors peu d’importance dans notre forteresse. Je ne me faisais aucune idée du travail d’été, cinq fois plus fatigant. Les détenus, pendant la saison rigoureuse, démolissaient sur l’Irtych de vieilles barques appartenant à l’État, travaillaient dans les ateliers, enlevaient la neige amassée par les ouragans contre les constructions, ou brûlaient et concassaient de l’albâtre, etc. Comme le jour était très-court, le travail cessait de bonne heure, et tout le monde rentrait à la maison de force où il n’y avait presque rien à faire, sauf le travail supplémentaire que s’étaient créé les forçats.

Un tiers a peine des détenus travaillaient sérieusement: les autres fainéantaient et rôdaient sans but dans les casernes, intriguant, s’injuriant. Ceux qui avaient quelque argent s’enivraient d’eau-de-vie ou perdaient au jeu leurs économies; tout cela par fainéantise, par ennui, par désœuvrement. J’appris encore à connaître une souffrance qui peut-être est la plus aiguë, la plus douloureuse qu’on puisse ressentir dans une maison de détention, à part la privation de liberté: je veux parler de la cohabitation forcée. La cohabitation est plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part elle n’est aussi horrible que dans une prison; il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Je suis certain que chaque condamné, – inconsciemment peut-être, – en a souffert.

La nourriture des détenus me parut passable. Ces derniers affirmaient même qu’elle était incomparablement meilleure que dans n’importe quelle prison de Russie. Je ne saurais toutefois le certifier, – car je n’ai jamais été incarcéré ailleurs. Beaucoup d’entre nous avaient, du reste, la faculté de se procurer la nourriture qui leur convenait; quoique la viande ne coûtât que trois kopeks, ceux-là seuls qui avaient toujours de l’argent se permettaient le luxe d’en manger: la majorité des détenus se contentaient de la ration réglementaire. Quand ils vantaient la nourriture de la maison de force, ils n’avaient en vue que le pain, que l’on distribuait par chambrée et non pas individuellement et au poids. Cette dernière condition aurait effrayé les forçats, car un tiers au moins d’entre eux, dans ce cas, aurait constamment souffert de la faim, tandis qu’avec le système en vigueur, chacun était content. Notre pain était particulièrement savoureux et même renommé en ville; on attribuait sa bonne qualité à une heureuse construction des fours de la prison. Quant à notre soupe de chou aigre (chichi), qui se cuisait dans un grand chaudron et qu’on épaississait de farine, elle était loin d’avoir bonne mine. Les jours ouvriers, elle était fort claire et maigre; mais ce qui m’en dégoûtait surtout, c’était la quantité de cancrelats qu’on y trouvait. Les détenus n’y faisaient toutefois aucune attention.

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[5] C’est ainsi que le peuple appelle les condamnés aux travaux forcés et les exilés.


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