Maurice G. Dantec

Là où tombent les anges

Là où tombent les anges pic_1.jpg

50 Ans De Serie Noire

Nouvelle Inedite

Le Monde / Gallimard

A mon père, Gilbert Souchal,

résistant et homme libre,

Aux Bosniaques,

pour les mêmes raisons,

A Sylvie,

et à notre fille,

encore à venir…

“ C’est la grande déglingue

La décadence totale

La décade d’anges en descente d’acide

Le skylab en chute libre

C’est le crash

Vas-y bébé cloue-moi,

Screw-moi, shoote-moi, kamikaze-moi

J’suis le point d’impact

Et j’crois bien

Qu’ils vont balancer les gaz

J’suis plus rien, mais j’suis tout

Pas grand-chose mais j’m’en fous

J’suis le kid d’Hiroshima

J’suis le fils de Nagasaki

J’suis le zéro, baby,

le zéro et l’infini… ”

(Pat Panik amp; MC Lunar,

Le Zéro et l’Infini)

1 Conversation avec un clown signé John Wayne Gacy

Il faisait une putain de chaleur et j’étais en train de me dire que je haïssais le mois de juin et les baies vitrées.

C’était pas vraiment à cause de la clim en rideau depuis des jours, ni même à cause des loyers en retard qui s’accumulaient, par simple je-m’en-foutisme, ni du courrier assez sec du proprio que j’avais trouvé dans la messagerie, en allumant la console d’un coup de zappeur.

Non, j’avais simplement vue plongeante sur le carrefour, derrière lequel se dressaient les bâtiments de la nouvelle université. Les baies vitrées n’étaient pas programmables dans l’arcologie Youri Gagarine à l’époque, et la disposition de mon bureau ne m’en faisait pas rater une miette.

Les filles rayonnantes de beauté et de sensualité, les formes en éveil, la peau dorée par la lumière du soleil, les mouvements ondulants des croupes, la danse jumelle des poitrines qui oscillaient en rythme sous les tissus insolents de légèreté, les jambes découvertes jusqu’à l’extrême limite, tout cela s’animait sur l’écran de plexi, avec l’absence de pitié coutumière de la vie en plein apogée.

Je pianotais sans conviction sur le clavier, manipulais vaguement quelques objets virtuels avec le glove, naviguant dans le Net à la recherche d’informations pour les deux-trois affaires en cours. Je râlais contre la clim, qui ne fonctionnait que par intermittence, alors qu’un dépanneur s’était déplacé déjà deux fois en dix jours, je m’attendais à ce que le système de filtrage antibactérien tombe en rade à son tour, ou les alertes antiradiations, ou une autre catastrophe dans ce goût là. Je pestais contre tout en général, et contre la chaleur, l’été, et la sexualité en particulier. Il m’arrivait franchement d’avoir des départs de trique soudains, lors de ces après-midi moites, longs comme des tunnels d’autoroute. Le plus difficile, dans ces cas là, c’est de revenir à la position initiale sans s’être obligatoirement tapé tout le parcours fléché, jusqu’à l’inévitable papier Kleenex. D’un geste, j’aurais pu me brancher sur une des chaînes pornos du réseau, télécharger quelques logiciels bien vicelards et passer commande d’une combi cybersex à une boîte de location spécialisée de Grand Tunnnel, près des quais. Evidemment, j’aurais surtout pu faire valser le neurocasque, les gloves et le clavier, et sortir dans la rue, deux étages plus bas, me frotter à toute cette vie qui se déchaînait dans la baie vitrée, comme un aquarium insupportable de féminité. Dans les deux cas, l’intelligence artificielle de la Compagnie aurait pas apprécié.

J’ai pas encore eu le temps de vous parler du boulot que je faisais à l’époque, mais, comme la plupart des heureux élus qui pouvaient se vanter d’avoir un job, mes heures de télétravail étaient étroitement surveillées par la “ neuromatrice ”, qui, il faut le reconnaître, se tapait le plus gros du taf. Les neuromatrices sont l’aboutissement de toutes les recherches menées depuis la fin du XXe siècle sur les “ agents intelligents ”, ces logiciels qui permirent peu à peu à l’humanité de naviguer dans des masses sans cesse croissantes d’informations.

Les intelligences artificielles sont des êtres “ proto-conscients ”, selon la terminologie scientifique en vigueur, au quotidien, ça veut dire qu’elles sont encore assez loin de l’humanité. Elles sont généralement loyales, et réfractaires aux tentations sur lesquelles nous avons bâti notre histoire. L’argent les laisse indifférentes, le pouvoir ne les intéresse pas, et leur sexualité reste une vague hypothèse, dans un avenir très incertain. Tenter de corrompre une intelligence artificielle revient à discuter mathématiques fractales avec un poirier, ou un présentateur de télé.

Mon travail pouvait s’apparenter à celui des privés, les mythiques détectives du siècle précédent. Moi, aussi, j’étais payé pour collecter des informations. Il m’arrivait parfois de me comparer à un Marlowe ou un Sam Spade de l’âge “ neurocyber ”, surtout lorsqu’il s’agissait de frimer une gonzesse au Machine Head, ou chez MC Random, les bars de Grand Tunnel où je flinguais mes nuits à coups de molécules diverses et de bières de contrebande indochinoises. Evidemment, je passais sous silence la réalité moins tapageuse dont était composé notre quotidien à la Compagnie.

La Compagnie. C’est comme ça qu’on appelait notre employeur, entre nous, à l’Agence Oshiro de PariSud. Une sorte de coutume qui s’était repassée de génération en génération depuis la création de l’entreprise Oshiro Security and Technology, au début du siècle, par un ancien agent nippo-américain de la NSA.

Comme tous les autres, j’étais autonome, avec un contrat qui me liait à la boîte, et une obligation de résultat. J’avais été engagé par Oshiro l’été précédent, et au bout d’un an je m’en sortais tout juste. C’est à peine si les deux coups brillants menés d’entrée de jeu, dès mon embauche, me faisait espérer un poil de sollicitude de la part des patrons de l’agence locale, les frères Kemal, des Turcs à qui on la faisait pas.

Comme tous les autres, mon boulot consistait à surveiller les systèmes d’information de personnes privées ou d’entreprises sensibles. Des compagnies high-tech, ou des financiers internationaux, qui devaient se protéger du féroce appétit des pirates technos. On surveillait les communications internes et externes de l’entreprise, ou du raider. On pistait les traces de virus éventuels, on traquait les systèmes d’espionnage ennemis et on naviguait sur le Net à la recherche de renseignements sur les compagnies ou investisseurs rivaux.

Entre autres, on devait s’assurer en permanence du bon fonctionnement des systèmes de sécurité, et on était habilités à mener de fausses opérations d’intrusion, pour les tester.

Sûr que ça on savait faire.

C’était notre truc, c’est pour ça qu’on avait été engagés.

Comme tous les autres ou presque, j’avais commencé ma carrière de l’autre côté de la barrière.

Pendant cinq ans, avec Zlatko et Djamel, on a parcouru le réseau, sous des identités changeantes. On opérait en groupe, en partageant les risques, nos trucs, nos logiciels et en élaborant une stratégie commune, qui visait généralement à attaquer la cible de trois côtés à la fois, avec une opération de diversion, camouflant un deuxième leurre, masquant la vraie manoeuvre. Ou alors des “ intrusions croisées ”, qui faisaient perdre la boule aux logiciels antivirus et aux agents de sécurité des grandes compagnies, nos cibles de prédilection. On vidait des comptes, on craquait des cartes de crédit, et on piratait des secrets industriels qu’on revendait ensuite à prix d’or à des Triades asiatiques, installées au sud de la Cité-Musée de Paris-Ville-Lumière. L’ancienne capitale était devenue un parc touristique géant d’Eurodisney Unlimited, alors que j’étais encore tout môme, lorsque le pays, ruiné par deux décennies de déclin et de guerres civiles, avait été mis aux enchères par la communauté internationale. Au sud du treizième arrondissement, autour du vieux complexe Chinagora, les mafias asiatiques avaient édifié un véritable Las Vegas, la face nocturne de Paris-Ville-Lumière. Les cars de touristes japonais, chinois, arabes ou russes qui se déversaient le jour dans les différents quartiers reconstitués (le Montparnasse des années vingt, le Palais-Royal de l’époque de Molière, le Montmartre des symbolistes, le Saint-Germain existentialiste de l’après-deuxième guerre mondiale), tous ces autobus électriques aux couleurs criardes franchissaient la frontière de l’ancien périphérique dès que la nuit tombait, pour approvisionner les caisses des Triades, après avoir rempli celles du ministère du patrimoine culturel et d’Eurodisney.


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