– Je sais que je vous demande pas le tout-venant, monsieur Tchou, sans quoi j’aurais été voir un branleur de Grand Tunnel… Mais c’est pas non plus du virus d’intrusion dernière génération dont j’ai besoin, et on va pas attaquer la réserve eurofédérale…

Monsieur Tchou a émis un petit rire.

– Non, Sun Tzu, juste de quoi falsifier une neuropuce et l’hologramme incopiable de l’ONU!

– Ce genre de conneries “ incopiables ”, vous savez aussi bien que moi que les Triades, elles s’en tapent quelques milliers pour commencer la journée, monsieur Tchou. Monsieur Tchou n’a rien dit. Son sourire ne variait pas d’un millimètre. Je savais que derrière le masque de gros poussah chinois s’agitaient les rouages d’une mécanique de haute précision.

– Je ne demande qu’un kit logiciel. La console neuro, les interfaces, la carte, les bidouillages, c’est mon problème…

J’ai entendu vaguement monsieur Tchou qui grognait, tout en hochant la tête.

– Evidemment, tout sera payé rubis sur l’ongle.

Je me suis rendu compte trop tard de l’allusion aux bagouzes et à son surnom, et j’ai prié pour que Tchou ne s’en offusque pas.

Tchou ne s’est pas offusqué, il s’est marré.

– Ça, Sun Tzu, tu sais bien que c’est la règle numéro un: paiement cash à la livraison. Combien penses-tu que ça va te coûter?

J’avais eu le temps de me rencarder sur les prix en vigueur, mais je voulais pas que Tchou pense que tout ça était trop organisé.

Un des trucs de Sun Tzu, le vrai: fais croire le plus longtemps possible à ta faiblesse, ne montre ta force que lorsque tu es sûr de l’emporter.

– A l’époque, vous m’auriez dit cinquante mille.

Tchou s’est marré, il adore ça, ce genre de petites joutes commerciales. Je jouais sciemment sur la culture ancestrale des Chinois dans ce domaine.

– Tsst, tsst, tu fais abstraction de l’inflation vertigineuse des dernières années et déjà à l’époque je t’aurais dit le double; alors, aujourd’hui, faut encore multiplier par deux.

Ça commençait à faire un paquet, même si le dollar ONU était en pleine expansion inflationniste.

– Qu’est-ce que vous diriez si on ne multipliait que par 1,5, pour commencer?

J’aurais pu voir les rouages s’agiter dans le cerveau de monsieur Tchou. Une veine battait à l’une de ses tempes.

– Hmm hmm, grognait-il, comme s’il goûtait un mets parfumé

– D’autre part, je peux m’engager à restituer le kit, après tout c’est pas prévu que je poursuive ce genre d’activités, voyez? Et j’aimerais autant pas que ça traîne chez moi, après… – Ah? Parce que tu crois que j’aimerais que ça traîne chez moi, SunTzu?

Hou là! attention, je me suis dit, relève le pied, on lui donne pas des claques dans le dos comme ça à monsieur Tchou.

Je savais pertinemment qu’après mon trafiquage sur la carte le kit logiciel serait grillé, ou à peu près. Tout neurokit d’atelier de programmation a sa propre empreinte. On y peut rien, c’est même pas voulu par les constructeurs. Ça demande de gros moyens d’investigation pour la déceler, cette imperceptible signature laissée par le logiciel, comme les “ marques déposées ” de son concepteur, puis de son utilisateur, mais les flics peuvent y arriver, en mettant le temps et les moyens. Sur un plan comme celui-là, vu les risques encourus, il sert une fois, et après vous pouvez au mieux vous en servir pour casser le cryptage d’une de vos chaînes de télé, avant de le jeter à la poubelle. Mais, depuis peu, on disait que les ingénieurs des Triades arrivaient à “ rechaper ” en partie ce type de logiciels. En fait, ça se savait tellement que je soupçonnais les Triades d’être elles-mêmes à l’origine de la fuite. J’étais certain qu’elles n’étaient pas peu fières de damer le pion aux mafias japonaises, russes ou pan-américaines, sur ce coup-là.

– Monsieur Tchou… On m’a dit que les Triades de la diaspora et celles de Taïwan ont uni leurs forces dans le domaine de la R amp;D. On m’a dit que vous étiez capable de réinitialiser en partie les neurokits,…

– On t’a dit beaucoup de choses, Sun Tzu…

J’ai hoché la tête en silence.

Je voyais monsieur Tchou réfléchir intensément, je savais qu’il était déjà en train de prendre une décision.

Je me suis enfoncé dans le fauteuil et je me la suis bouclé.

Il était trop tard pour faire quoi que ce soit, y compris pour prier.

Monsieur Tchou s’est ébroué, dans un bruit de voilure qu’on cargue.

– Bien, mon petit Sun Tzu, je crois que nous sommes arrivés à un accord.

Je n’ai rien répliqué. Généralement, ça, ça veut dire que Tchou vient de trouver le dernier alinéa du contrat qu’il vous concocte.

– Tout d’abord on va multiplier par 1,5 comme tu l’as judicieusement proposé… Même moins, je te le vendrai pile au prix que ça me coûte de le faire venir du Mexique…

Je savais que les Triades concentraient leurs labos clandestins de R amp;D en basse Californie, pas loin des grandes universités de la côte Ouest, où elles allaient débaucher de jeunes et brillants étudiants désireux d’aventures, de fric et de l’impression de ne pas faire partie de la Machine.

Mais je devinais que ça cachait quelque chose. Une simple intuition, qui revenait du passé, l’instinct, et l’acquis, la survie, la mémoire.

– … Mais, mon petit Sun Tzu, même si nous savons réinitialiser en partie les neurokits, à ce prix-là, je pourrais carrément être accusé de dumping par mes concurrents du Yakuza…

Oh! merde, je me suis dit, m’attendant au pire.

– Voici donc comment je vois le deal: je te livre le neurokit prix coûtant, et je peux même t’obtenir un ou deux exemplaires de carte vierge, gratuits…

Aie aie aie, monsieur Tchou voulait vraiment quelque chose. J’ai serré les fesses.

– En échange, avec ce neurokit je te demanderais de nous rendre un petit service…

Je fixais un point situé entre le gros Chinois albinos et le faux ciel de nuit qui nous englobait. Quelque chose m’empêchait de respirer, mais je me sentais serein, comme le kamikaze au moment de l’ultime saké.

Je me doutais déjà des grandes lignes de ce qu’on allait me proposer.

Et je savais déjà que j’allais accepter.

Monsieur Tchou était le seul homme de ma connaissance qui pourrait tenir ses promesses, c’est-à-dire me livrer un neurokit pirate “ spécial-carte-à-neuropuce-et-hologramme-fractal ”, vierge, en moins d’une semaine.

En retour, je devais me livrer à une savante opération d’intoxication d’une branche de la mafia russe, établie à Munich.

C’est la raison pour laquelle, en plus des petits CD noirs sur lesquels étaient écrites les lignes de code du logiciel, monsieur Tchou me fournit deux véritables cartes à neuropuce, vierges, avec le petit carré de l’hologramme encore inactif, couleur gris inox, ainsi qu’un gros truc qui ressemblait à un lecteur de cartes, mais muni d’un réseau de Fibroptic qui aboutissait à un petit standard à autocommutateurs, le tout connecté au neuroPc que Youri s’était procuré dans une boutique de Grand Tunnel.

D’après ce que je savais, cette opération d’intox était conduite depuis un moment, et par tout un service secret de monsieur Tchou.

Ce que je devais faire en premier lieu, c’était une fausse carte au nom de monsieur Alexandre Vassilievitch Zinovsky, résident à Prague. Sur un des petits CD à haute densité, j’avais toutes les infos nécessaires, jusqu’à la carte génétique de l’intéressé, que j’allais devoir installer surla neuropuce.

Ensuite, avec cette carte, le lecteur accouplé au standard, et un petit logiciel très pointu, je devais périodiquement donner des ordres de mouvements de fonds, à partir d’un compte dont j’avais tous les codes, sur différentes banques disséminées à travers le globe.

Plus important, ces ordres devaient donner l’impression d’avoir été lancés à partir d’une console standard, dans différentes villes du monde dont j’avais la liste, et selon des horaires ultra-précis. Genre le 14 août, 8 h 35 heure locale, de Tokyo, un ordre de virement pour la Mitsubishi Bank, à Bangkok. J’avais jusqu’à l’adresse des hôtels, et les numéros de téléphone des chambres à partir desquelles ces mouvements de fonds devaient être lancés.


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